Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 28 octobre 2010

Émouvez-vous, nous nous chargeons du reste




Du 26 au 29 septembre dernier s'est tenu à Copenhague un salon joliment dénommé UbiComp (abréviation de Ubiquitous Computer). L'une des sensations présentées à ce rendez-vous de la technologie aura sans doute été EmotionSense, une application adaptée au téléphone mobile développant la détection de nos états émotionnels au cours de nos journées, pour peu que nous ayons en poche un téléphone portable. Cecilia Mascolo dirige une équipe sur ce projet au laboratoire informatique de l'université britannique de Cambridge, et a même rédigé un mémoire très détaillé à l'intention d'Ubicomp (ici en PDF et en anglais). Le plus éclairant est de lire ses explications et intentions: «Le GPS localise la personne, l'accéléromètre permet de voir si elle est en mouvement. Le Bluetooth détecte si elle est accompagnée. Enfin, le micro capte la voix de l'intéressé et l'analyse». Il suffirait, selon les protocoles de ces recherches de comparer ensuite notre voix à des échantillons censés refléter différents états avérés de peur, de joie, ou de peine, pour «saisir des moments de vie humaine comme nous ne pouvions pas le faire auparavant. C'est un formidable outil de psychologie sociale pour comprendre comment les gens interagissent».

La merveille est qu'ainsi on peut étudier «un nombre de personnes bien plus important, à un coût minime et sur une longue période». Craindrait-on que tout ceci se transforme en un instrument de contrôle social? La réponse de cette gardienne de la raison est simple et sans appel: «La personne doit être consentante», ce qui permet d'en déduire qu'il «ne s'agit pas d'espionnage mais de réaliser des études psychologiques. Ainsi pour protéger l'intimité, la voie est analysée mais non enregistrée».

Madame Cecilia Mascolo n'a pu tester cette application que sur une vingtaine de personnes, car elle est «en attente de financement pour l'appliquer à plus grande échelle». Par bonheur, on se demande bien quelles sociétés peuvent avoir besoin de suivre ainsi à toute vitesse et au jour le jour, «à un coût minime et sur une longue période», des réductions plus ou moins modélisées de nos états émotionnels, afin d'en tirer informations et surtout bénéfices. Cela a un très beau nom, dame Cecilia, cela s'appelle the affective computing (PDF), il paraît qu'ici, nous devrions dire: "l'informatique affective".

De son côté, un certain Matteo Sorci, inscrit également à un projet de recherches de l'École polytechnique Fédérale de Lausanne, et ingénieur allié à la start-up nViso, avec le soutien de la Fondation pour l’innovation technologique et du Fonds national (suisse) de la recherche, a depuis quelque temps mis au point le spidermask (i. e. une sorte de toile d'araignée en vue de numériser les mouvements du visage) qui, grâce à une webcam détecte lui aussi nos faciales expressions «qui sont communes à tous les êtres humains, des expressions "de base", en quelque sorte. Elles sont au nombre de sept (joie, colère, dégoût, peur, tristesse, surprise et une expression neutre). Avec des variations de perceptions selon les cultures». Pour plus de détails on pourra se reporter à ce PDF du journal Le Temps.

Mais si, en bon chercheur, il partage des ambitions semblables, l'ingénieur a d'autres conceptions de la réalité que la savante. Parti comme elle d'enregistrements sur des volontaires — il faut bien un début à tout —, il s'est vite rendu compte, lui, que la conscience pouvait biaiser ses analyses: «Nous analysons tout ce qui se passe inconsciemment au moment où vous regardez un spot publicitaire. C’est très utile, car quand vous serez ensuite au supermarché, ce dont vous allez vous souvenir, ce sont justement ces stimuli visuels enregistrés pendant que vous étiez devant votre écran. Il faut savoir que 95% de nos choix sont influencés par notre inconscient.»

La start-up nViso et son apôtre sorcier — qui «trouve personnellement qu’on a un peu trop peur des nouvelles technologies» — s'emploient donc à ajouter l’eye tracking (i. e. le suivi du regard ou oculométrie) pour mieux informer ses caméras dans les supermarchés. S'il finit par rencontrer Cecilia dans un salon de technologie, ils pourront ainsi de concert les embarquer (to embed comme ils disent) sur nos terminaisons téléphoniques.

Quand, selon La légende dorée (ca 1261) de Jacques de Voragine, le préfet Almachius offrit à Cecilia un palais pourvu qu'elle abandonnât sa foi, la future sainte et patronne des musiciens — Matteo, lui, devint patron des banquiers — lui adressa ces dernières paroles: «Je ne sais où tu as perdu l’usage de tes yeux: car les dieux dont tu parles, nous ne voyons en eux que des pierres. Palpe-les plutôt, et au toucher apprends ce que tu ne peux voir avec ta vue.»

Stefano Maderna:
Il martirio di Santa Cecilia, basilique de Santa Cecilia in Trastevere à Rome.
© Photographie: Sébastien Bertrand.