Certes, le président d'un Yemen en morceaux et hôte bienveillant d'Al-Qaîda voit Israël et les USA derrière les puissantes manifestations qui l'ébranlent, et le poète libyen les noirs desseins de Ben Laden dans des mouvements qui espèrent, au moins pour partie, que les nations occidentales limiteront leur massacre. Mais pour l'essentiel, ces peuples dressés de Tunisie, d'Égypte, de Libye, se sont jusqu'ici retenus — «politique de retenue», expression mémorable lors de la première guerre du Golfe — de dénoncer le mal hors de leurs propres sociétés. C'est, à tous les sens du terme, ce qui rend ces événements majeurs. La lucidité n'est pas soudain sur eux tombée du ciel, mais ces mouvements sont si conscients de leur fragilité (même si leur puissance ponctuelle sidère) qu'ils ne peuvent rien se permettre qui les priverait de tous les appuis possibles ou se les aliénerait, rien qui distrairait leurs énergies dans des impasses. Besoin vital de la neutralité bienveillante de pouvoirs, alliés ou adversaires, sourcilleux de leurs intérêts immédiats, leur tranquillité à la petite semaine, leur puissance historique réelle ou supposée; besoin vital de leurs réseaux de communications, de leurs relais médiatiques, de leur compassion ou de leur soutien actif, de leur aide intéressée, sans quoi rien ne sera pour eux imaginable. Et l'immense mérite de la vérité, simple et nue: leurs pires ennemis sont leurs propres dirigeants. On le sait au moins depuis Hitler qui, avant de se suicider, ordonna de bombarder l'Allemagne: le principe du dictateur est de détruire ce peuple qui n'est pas le sien à l'heure de l'inévitable déconfiture.
Une révolution se mesure pourtant à ce qu'elle parvient ensuite, longuement et difficilement à construire sur la terre brûlée des tyrannies. Quand bien même elle serait un temps mobilisatrice, l'utopie d'une société enfin juste et libre serait vite suicidaire, «briseuse de grèves» disait-on naguère. Dans le meilleur des cas, la vraie révolution consistera à jeter les bases d'un État de droit, avec la participation essentielle, frileuse ou conquérante, des bourgeoisies locales, où des citoyens pourront au moins formellement se reconnaître pour tels et espérer exercer des droits concrets d'expression, d'association syndicale et politique, y inscrire et y dérouler leurs conflits et luttes de classe. Déjà les Tunisiens se heurtent à nouveau à leur police et, en Égypte, l'armée qui ne put tirer sur les gens, a pris plus directement encore le pouvoir et ne le lâchera pas si facilement qu'elle le promet. Nous mesurons d'ailleurs de mieux en mieux l'exception de ce 25 avril 1974, la plus heureuse de la deuxième partie du XXe siècle, quand, pour la seule fois dans l'histoire et sans la moindre effusion de sang, l'armée prit le pouvoir après quarante-trois ans de terrible dictature, pour le remettre aussitôt à la société civile: dans l'Alfama et le Bairro Alto, on le célèbre encore. Et d'où nous vient cet enthousiasme aveugle qui nous a trop tôt fait croire à la chute du poète libyen qui avait clairement promis le bain de sang? Toujours croire les dictateurs, ce sont les seuls hommes politiques à annoncer ce qu'ils comptent faire et à réaliser scrupuleusement ce qu'ils ont promis. À en préférer les menteurs et les marchands d'illusions, heureusement pour nous, nous n'en manquons pas.
Par dessus le marché — c'est le cas de le dire — ce processus politique doit s'accompagner de la création ou de la consolidation d'une économie de droit: un développement de l'emploi, un commerce et une industrie plus réglementée, ici comme ailleurs pas d'harmonie préétablie, mais au mieux la violence crue des puissances d'argent, les conflits sociaux mesurant leurs rapports de force et les solidarités forgées dans l'exploitation paysanne et ouvrière. Changer de base, comme dit la vieille chanson: une vie économique qui tenterait de limiter le bakchich, le népotisme politique et familial, la corruption et l'appropriation mafieuse: ce que connaissent, non seulement les fameux pays arabes, mais au cœur de leurs systèmes, l'Italie, l'Iran ou les pays de l'ancien bloc soviétique. Sans cette révolution politique et économique, reviendront très vite les anciens stratagèmes un temps éventés: détourner les colères d'un peuple pauvre et à nouveau soumis sur les traditionnels boucs émissaires, grands démons sionistes, impérialistes, occidentaux, néo-colonialistes. En un mot, le négatif hors de soi aura tôt fait de recreuser son trou dans les harangues des guides et les savantes indignations des lointains politologues. Tout démocrates que nous sommes, ne nous fallut-il pas récemment une demoiselle, presque oubliée déjà, pour sauver notre honneur? Et saurons-nous conserver et développer une exigence politique claire face aux Roms, aux immigrés, aux jeunes, aux fachos, aux salauds, ces pelés, ces galeux d'où viendraient tout le mal?
Et puisque nous venons de croiser ceux qu'un silence provisoire épargne: aurais-je été le chef de l'État israélien, que j'aurais profité de ce moment si fragile, si particulier et surtout si éphémère, pour défier mon adversaire en lui proposant la signature immédiate d'un traité de paix sur ces bases connues de tous depuis au moins dix ans. Dans les circonstances qui sont déjà en train de s'enfoncer dans le passé, j'aurais eu la quasi-certitude d'obtenir pour mon pays et pour le leur, bien au-delà de tout ce que j'aurais pu espérer. Une conjoncture pareille ne se représentera pas de sitôt, cela seul eût dû inspirer l'audace de la décision capitale. Ah, quelle fétichiste bêtise vaguement théorisée nous porte à croire que le développement historique fait mécaniquement émerger les grands hommes dont il a besoin! Seul le rendez-vous de l'initiative avec l'événement est susceptible de saisir le temps au bond.
Au moins vivons-nous le vacillant bonheur de ces instants de lumière — trois ou quatre dans une vie, août 1944 qu'on nous raconta, 1968, 1989, 2011 peut-être — qui, bien plus sûrement que l'abstraite invocation de l'avenir, scandent nos raisons d'exister.
Image: Nasreddine Hodja, XVIIe siècle, Bibliothèque du musée de Topkapi.