Parmi les vingt-cinq pièces que contient le coffret La Comédie-Française 1680 des Éditions Montparnasse, figure La Double Inconstance de Marivaux. L'occasion de revenir à mes premières années d'étudiants où, sous la direction artistique de Richard Monod (pour la petite histoire fils de Maximilien Vox, neveu de Théodore Monod, et cousin plus éloigné de Jean-Luc Godard!), nous fondâmes le Théâtre Universitaire de Nice avec cette pièce en 1964, en ces années bénies où nous pouvions avoir le Théâtre des Serruriers, aujourd’hui Théâtre du Vieux Nice, son régisseur municipal M. Astrella, et un pompier de service pour trente-cinq francs, et où nous avons joué tous nos spectacles à guichets fermés, sur fond de grands débats sur le théâtre populaire, miracle du début des années Soixante. À des fins que nous estimions alors didactiques et politiques, et à l'instar du TNP et de toutes les troupes de théâtre populaire d'alors, nous éditions de copieux programmes gratuits. Après avoir recommandé cette version du spectacle donné en 1982 (près de vingt ans après donc) dans une mise en scène de Jean-Luc Boutté par la Comédie-Française, dont le principal mérite revient à la composition extraordinairement ambiguë de Jean-Paul Roussillon dans le rôle de Trivelin, mon envie est de reproduire ici pour la chronique et l'histoire un des essais écrit en l'occurrence par Richard Monod lui-même et que, dans notre espérance commune dans le théâtre nous destinions à l'édification des masses.
La Double
Inconstance. — Notre pièce s'intitule La Double Inconstance. Marivaux
déflore l'intérêt de sa comédie: il annonce le dénouement dans le titre.
Nous savons donc que Silvia et Arlequin — qui s'adorent — partiront
chacun de leur côté à la fin de la pièce. Mais nous ne savons pas encore
comment, et c'est ce comment-là; lent, progressif, minutieusement
analysé qui va retenir notre attention. Tantôt amusés, tantôt émus,
toujours tendus, nous allons voir comment Silvia et Arlequin s'éloignent
peu à peu l'un de l'autre pour aimer respectivement le Prince et
Flaminia.
Mais nous verrons aussi que cela n'arrive pas
tout seul. Cette rupture, ces nouvelles amours sont très volontairement
provoquées par un meneur de jeu, Flaminia, qui sait gouverner les
cœurs, car elle est bonne psychologue, et sans illusions.Et ne
s'aperçoit-on pas avec stupeur que, sous le voile des bienséances et le
parti pris d'un dénouement heureux, la «partie carrée» qui se joue dans
cette comédie est celle-là même qui se reproduira, placée sous le signe
de la perversité, dans Les Liaisons Dangeureuses entre Valmont,
Merteuil, Dancenis et la petite Volanges?
En effet le
temps des pastorales et des bergeries est passé. Si Marivaux nous
transporte à la cour d'un Prince imaginaire, c'est malgré tout pour nous
administrer une leçon de réalisme. Les amours de Silvia et d'Arlequin
étaient des amours selon la nature: reportez-vous à Arlequin poli par
l'amour qui est comme le prologue de La Double Inconstance. Mais ici la
comédie se joue dans le palais du Prince et — observe Bernard Dort — ce
palais change tout:
C'est lui qui va pervertir l'amour de
Silvia et d'Arlequin. (...) La société fait son entrée dans le théâtre
de Marivaux, non comme moyen de coercition, comme une obligation
extérieure, qui le forcerait à se renier, mais comme une nouvelle
dimension de l'existence, convertissant les volontés les plus arrêtées
en leur contraire, changeant fondamentalement les hommes. (...) Marivaux
ne dénonce pas globalement la société de son temps; il ne lui oppose
pas un prétendu bienheureux état de nature. Il nous montre l'inévitable
perversion de la nature et il ne s'en indigne pas. Sans doute l'amour de
Silvia et d'Arlequin apparaît-il comme un paradis perdu: inutile de
tenter d'y revenir. Maintenant il s'agit de vivre en société, et c'est
pourquoi il faut en fin de compte accepter que Silvia trahisse Arlequin
et que chacun s'en aille de son côté vivre sa vie.
Nous
avons donc cherché à montrer, sans insistance excessive, que ce qui se
passe dans cette pièce n'est pas "tout naturel". Leur inconstance n'est
pas, ou pas seulement, dans la nature des choses, dans la nature du cœur
humain qui serait ainsi fait.
Il est vrai qu'à la
création, on chantait des banalités un peu grosses du genre «Comme la
plume au vent, femme est vola-a-ge». Jugez-en d'après ce couplet final,
qui n'est sûrement pas de Marivaux, mais qui concluait la
représentation:
Achevons cette comédie / Par un trait de
moralité. / Tout cœur de femme en cette vie / est sujet à légèreté. /
Mais s'il faut vous le dire en somme / En recanche aussi tout cœur
d'homme / ne vaut pas mieux en vérité.
Nous préférons ces
paroles que Marivaux prête à Flaminia: «Silvia a un cœur et par
conséquent de la vanité. Je saurai bien la ranger à son devoir de
femme.» Vanité, devoir: c'est toute la société qui modèle les amours en
fonction de ses habitudes et de ses exigences. Silvia quitte Arlequin
parce que le Prince le veut et qu'il a les moyens de se faire servir.
Tout
est provoqué. C'est une conjuration, dirigée par Flaminia. Jean Anouilh
en forçant la note, dit même: «C'est proprement l'histoire élégante et
gracieuse d'un crime». Il faut montrer comment tout, ici, est truqué,
concerté. [...]
Malgré tout, La Double Inconstance n'est
pas une pièce noire, comme le voudrait Jean Anouilh. Ce n'est pas non
plus du théâtre de divertissement, comme le pensent ceux qui parlent
avec mépris du "marivaudage" et pour qui le rire exclut toute ambiguïté
et toute profondeur. Enfin, cette pièce ne comporte pas un enseignement
précis; elle ne répond pas au vœu de Bertolt Brecht pour qui le
spectateur devrait quitter une salle de théâtre en se disant: «Ainsi va
le monde, et il ne va pas bien; donc il faut le changer». Bernard Dort,
spécialiste de l'œuvre de Brecht conclut son étude sur La Double Inconstance sur la notion d'objectivité:
Ce n'est ni une
tragédie de l'amour de Silvia et d'Arlequin, ni une comédie satirique
sur les mœurs des courtisans. Elle est le récit quasi objectif d'une
éducation sociale, celle de Silvia et d'Arlequin. Autrefois, ils ont été
polis par l'amour; maintenant les voici formés (ou déformés — Marivaux
nous en laisse juges) par la société. Après La Double Inconstance, ils
sont devenus un homme et une femme comme les autres, disponibles pour
d'autres amours, pour des jeux plus subtils, sans qu'on puisse les en
blâmer.