Notre collaborateur Louis Bernardi nous envoie aujourd’hui cette nouvelle note de lecture sur les premières pages du roman de Niccolò Ammaniti: Come Dio comanda / Comme Dieu le veut (Grasset, 2007, traduction Myriem Bouzaher, 495 pages).
Pour un lecteur francophone, Comme Dieu le veut contient tous les éléments d'un roman naturaliste. Ammaniti nous immerge dans les bas-fonds des "petits blancs" d'une périphérie urbaine en mutation rapide; nous assistons au déclassement, à la déchéance de ce lumpenproletariat autochtone qui côtoie une bourgeoisie cynique. Sévère peinture, par le détour des marges et des scories sociales, de la marche forcée de l'Italie capitaliste.
Nous bornerons ici notre lecture à l'incipit (entendu au sens large: prologo, 1) qui nous appâte par son traitement original de la base traditionnelle du roman naturaliste. Le style fouette, il sous-tend une logique où le discontinu s'articule avec le continu, logique accordée au rythme du vécu contemporain qu'elle éclaire.
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La première partie du prologue adopte le point de vue de l'adolescent Cristiano, réveillé brutalement par son père Rino. Le récit à la troisième personne maintient cependant le narrateur à distance du personnage, acquérant par là-même un air d'objectivité, de sincérité dépouillée d'affectivité. Les notations brèves alignent et mêlent gestes réflexes («si aggrappò al materasso / il s'agrippa au matelas»), automatismes linguistiques subliminaux liés à un sentiment de culpabilité («"Non è colpa mia. La sveglia..." farfugliò il ragazzino / "Ce n'est pas ma faute. Le réveil..." bredouilla le gamin»), perceptions fragmentées («tutto nero tranne il cono giallo del lampione / tout noir sauf le cône jaune du lampadaire»). Ce niveau des sensations et des réflexes place la scène dans un univers proche de l'animalité, le monde de la brute.
La construction de ce monde doit beaucoup à la discrétion, voire à l'effacement de la rhétorique narrative oratoire: brièveté des répliques qui claquent («Svegliati! Svegliati, cazzo! / Réveille-toi! Réveille-toi! putain!»); typographie qui use des italiques pour supprimer les incises ou les interventions du narrateur dans le monologue intérieur rapporté («"Tre stelle / Trois étoiles"»); notations du décor et des portraits réduites à des flashes qui isolent un élément frappant et significatif («Era a petto nudo [...] Come fa a non avere freddo? / Il était torse nu [...] Comment fait-il pour ne pas avoir froid?»), source de nombreuses connotations très fortes (ici, l'insensibilité, la dureté du personnage de Rino, le père de Cristiano). Le texte acquiert ainsi un grand pouvoir de suggestion, parce qu'il n'est saturé ni sur le plan descriptif ni sur le plan affectif (absence de modalisations au niveau du narrateur).
Les choix lexicaux enfin complètent le choc de ce style heurté. Les mots sont crus et violents dès les premières répliques («Cazzo... t'inculano / Putain... ils t'enculent»). Certes, nous sommes plongés dans un milieu populaire, mais en général les parents évitent d'employer ces mots en famille, en dehors d'interjections isolées. D'ailleurs ce n'est pas cela qui alerte Cristiano sur le degré d'exaspération de son père, et lui-même baigne dans le même univers linguistique («stargli il più possibile lontano dai coglioni / se garer le plus loin possible de ses couilles»). Le lecteur en revanche perçoit à travers ces indices la présence d'un sociolecte qui dépasse la simple familiarité des propos.
La lecture du prologue nous fait avancer à pas heurtés; le récit ne coule pas, il met en place une tension, une exaspération dont nous allons tenter de faire apparaître la logique sous-jacente.
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Le choix du point de vue interne, qui domine (et varie en sautant d'un personnage à l'autre et en passant d'une séquence à la suivante) jusqu'à la fin du roman sans annuler la mise à distance du narrateur omniscient, fait la part belle à la subjectivité, au flux de la conscience sollicitée sans cesse par les sensations et les perceptions qui s'entrechoquent. La réalité est hachée par ces stimulations diverses, parfois contradictoires. Les informations qui parviennent au lecteur lui donnent la vision d'un monde fragmenté, absurde et inquiétant.
Cependant le récit n'est pas décousu. Il suit un ordre chronologique continu, parfaitement régulier, à la trajectoire toujours tendue. Le déroulement historique linéaire du temps renforce le réalisme du récit, déjà installé par la crudité hachée du style.
Donc style heurté, mais fluidité chronologique cohabitent, et instaurent une sorte de dialectique entre la discontinuité superficielle des états de conscience et la parfaite continuité du récit, entre la subjectivité du personnage (et par la suite des autres personnages) et l'objectivité du regard surplombant du narrateur, entre l'isolement des effets-flashes et la généalogie des liens de causalité. Discontinu et continu sont ainsi étroitement associés jusque dans les comparaisons, où il est impossible de distinguer l'impression ressentie par le personnage et l'image construite par le narrateur: «Cristiano Zeno aprì la bocca e si aggrappò al materasso come se sotto ai piedi gli si fosse spalancata una voragine / Cristiano Zeno demeura bouche bée et s'agrippa au matelas comme si un précipice s'était ouvert sous ses pieds», ou encore «fiocchi di neve grossi come batuffoli di cotone / flocons de neige gros comme touffes de coton».
Ainsi la dialectique du texte génère-t-elle un rythme haletant, accordé à la fois à la situation de réveil brutal et de demi-sommeil, et à la réalité sociale de notre temps.
L'incipit de Come Dio Comanda que nous survolons ici présente beaucoup de points communs avec celui de L'Assommoir: le couple Cristiano / Rino, vulnérabilité sur la défensive-violence immédiate et explosive dans un huis-clos délabré, repose sur la même structure que le couple Gervaise / Étienne Lantier, souffrance-brutalité, déréliction-fuite dans le cadre sordide d'une chambre d'hôtel. Évidemment, cette similitude structurelle profonde produit des effets de surface différents.
Surtout l'écriture de ces deux romans diffère radicalement dès le début. Ammaniti innove en adoptant une écriture hachée, un rythme trépidant, un style qu'on pourrait dire haletant. Violence et zapping (qu'on retrouve à une autre échelle dans l'entrelacs ultérieur des chapitres) procèdent de la structure des phrases, et donnent une image saisissante de notre société. En somme on peut parler de néo-réalisme dans le double sens du terme, qui indique la filiation littéraire avec le courant dominant du roman moderne, mais surtout le renouvellement de ce courant. Ammaniti n'est ni le premier, ni le seul sur ce terrain, mais un des plus talentueux.
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Le début du prologue, destiné à mettre le lecteur en appétit, raconte in medias res une scène consternante mais saisissante. Au niveau du récit, parce que c'est la matrice stylistique (au sens élargi de style d'auteur) de la suite du roman, où la tendresse ne trouve pas d'autre expression que la violence, réalité quotidienne devenue valeur universelle et mode relationnel d'une société livrée aux requins de toutes tailles. Au niveau des valeurs, parce que le titre du livre ne trouve pas place dans ce début noyé dans les humeurs, et qu'il fait naître une attente que seule la satire ironique du catholicisme institutionnel satisfera. Comme Dieu le veut est ancré dans la société italienne actuelle. Au niveau de l'ensemble du roman apparaît, sur le modèle de l'incipit, la maîtrise d'une intrigue compliquée par le morcellement des chapitres — à propos duquel on pourrait employer le terme "zapping" —, intrigue qui échappe au mélodrame en mêlant situations humoristiques, accents de thriller et tentation fantastique. Si on veut bien pardonner quelques longueurs qui ternissent certains épisodes ultérieurs — Complaisance ou tics? Défauts qu'on retrouve dans le roman suivant, Che la festa cominci / Que la fête commence (Laffont, 2011, même traductrice) — on lira cet ouvrage roboratif qui irrite surtout parce qu'il dérange encore. Notre brève étude aura atteint son but si elle encourage cette lecture. — Louis Bernardi.
© Photogramme: Federico Fellini: La Tentation du docteur Antonio, in Boccaccio 70 (1962).