Voilà bientôt deux mois que des mouvements politiques et sociaux importants secouent un pays, puis deux, et rien n'indique qu'ils vont s'arrêter à ces frontières, ni même à celles du monde arabe. Il est frappant, jusqu'à présent au moins, que ces mobilisations physiques qui se donnent tout de même pour but non négociable le renversement des régimes en place, trouvent leur force et d'une certaine façon leur unité autour de deux revendications essentielles: survivre moins pauvrement, et exister plus librement.
Frappant aussi de constater l'absence totale de banderoles ou de mots d'ordre anti-occidentaux, de drapeaux américains brûlés, de slogans hostiles à Israël. Y compris de la part des porte-parole et dirigeants islamistes en Égypte et en Tunisie, qui demeurent discrètement en observation et, s'ils parlent, c'est pour en appeler au modèle turc, et à son islamisme autoproclamé «modéré»: une Turquie qui, si l'Europe n'a pas su lui proposer un cadre durablement attirant, n'a pour autant pas encore complètement révisé ses choix politiques internationaux, vis-à-vis des États-Unis et même d'Israël, malgré les changements que peu à peu elle y introduit.
Frappant de constater aussi que cette absence d'hostilité, pour extraordinaire qu'elle soit, soit si peu soulignée et analysée: pour l'essentiel, ces rues pleines de gens ont compris, au moins objectivement, à quel point instrumentaliser religion et nationalisme était aujourd'hui contre-révolutionnaire. Rues d'autant plus pleines d'ailleurs que les dictateurs affolés coupent les communications domestiques et offrent ainsi aux gens les rues et les places pour se parler et se rencontrer, autrement que dans la sotte haine de l'étranger. Les réseaux internet, occidentaux justement, palliant aux silences des leurs, parfois à leur façon.
Jusqu'ici, les seuls à tenter de dévoyer le sens de ces mouvements, profondément économiques, sociaux et politiques sont évidemment le dictateur iranien, acteur non arabe mais musulman, par la voie de son porte-parole officiel: «Avec la région qui prend une nouvelle forme et l'évolution en cours, nous espérons voir naître un Moyen-Orient qui soit islamique et puissant, et en mesure de résister aux occupants sionistes»: gageons que la réflexion sur les événements en cours et les projets doivent être assez différents dans l'opposition démocratique iranienne si durement frappée depuis maintenant dix-huit mois. Mais aussi la chaîne Al-Jazeera, dirigée à présent carrément par un membre du Hamas, qui trouve le moment venu de terminer de saper l'Autorité Palestinienne par la spectaculaire divulgation de documents soi-disant secrets bien qu'ils soient connus de tous depuis longtemps, en la désignant comme traître à la cause antisioniste, accusation relayée par les putschistes du Hezbollah libanais, et, chez nous, par l'étrange héraut de la liberté de la presse Mediapart qui offre son relais technique à la chaîne spécialisée dans la diffusion et la propagation des idées islamistes les moins «modérées», et titre ainsi les événements: «Al-Jazeera continue d'émettre en Égypte. Les Américains placent en Égypte leurs collabos pro-américano-israéliens». Qui titre, ou qui laisse titrer par ses mille virtuels pseudonymes: ce qu'on éructe avec violence sur l'internet tue moins que ce que, le plus clairement et paisiblement possible, ces hommes et ces femmes tentent de dire avec leurs corps et leurs voix.
Certes, les États-Unis, Israël, et l'Europe ne peuvent se dispenser de réfléchir sur leurs attitudes et responsabilités passées et présentes dans les évolutions en cours. Et les mouvements islamistes, y compris tunisiens et égyptiens, ne sont subitement pas devenus de débonnaires forces de progrès. Si divisés soient-ils, ils ont en commun cette certitude que leur temps viendra forcément et qu'il serait contre-productif de se confronter dès aujourd'hui aux femmes, aux jeunes gens, aux masses ouvrières et paysannes en mouvement, et se révéler ainsi comme de cyniques récupérateurs. D'expérience tacite ou de raison acquise, ces foules mobilisées savent ou pressentent qu'une hystérie guerrière et fanatique ne pourrait être invoquée que pour faire avorter ces puissantes et fragiles luttes en cours, et les livrer de nouveau pour longtemps à la violence d'État, physique et spirituelle.
© Photographie: Maurice Darmon, Union Square, juin 2009.