Publié en janvier 2011 (MoMA / Gallimard), sous la direction de Marie-Christine de Navacelle et Joshua Siegel, le livre collectif Frederick Wiseman s'ouvre sur un texte d'ensemble où le cinéaste, bien connu de nos lecteurs réguliers, reprend ce qu'il a si souvent développé sur ses méthodes de travail dans ses différents entretiens et interviews. L'ouvrage réunit ensuite plusieurs contributions, pour la plupart anecdotiques et superficielles, dans une traduction d'une médiocrité parfois burlesque: on peut ainsi croiser (p. 52) un «Charlie Chapelain» ou le «sermon luisant» d'un bénédictin (p. 56), qui sentent leur traducteur automatique et l'absence de relecture. Sans parler de lassants contresens sur le travail du cinéaste: ainsi la page 67 le couronne «incontestablement le roi du cinéma misanthrope», alors que sa caractéristique principale est précisément la suspension du jugement et son fidèle entêtement à toujours mettre en évidence l'humanité commune au fond de tous comportements, pour sadiques, pervers, et condamnables qu'ils soient ou qu'ils nous paraissent; ou cette autre drôle de phrase (p. 76) qui fait de l'entreprise du créateur américain bien piètre injustice: «Le génie sans prétention de Wiseman montre bien que l'horreur elle-même peut se révéler à travers une sorte de beauté», quand Wiseman sait les crimes de bafouer l'éthique par l'esthétique et de spectaculariser l'horreur sous des formes séduisantes. Tout ce contre quoi s'insurge et se dresse l'œuvre concrète de Frederick Wiseman: son cinéma est au contraire un cinéma fraternel, ce que restituent plus finement les descriptions d'Andrew Delbanco, confrontant ses premières réceptions, qu'il identifie aujourd'hui comme idéologiques, à ce qu'il est en mesure de comprendre aujourd'hui, c'est-à-dire la tâche que, dès Titicut Follies (1967), Wiseman s'est sans cesse assignée: «Son but n'est pas d'être objectif, mais comme il le dit, de rendre justice aux participants» (p. 91).
Si l'intérêt principal de ce livre est de nous donner à retrouver dans d'excellentes conditions images et photogrammes significatifs de l'œuvre de Wiseman, deux autres contributions méritent notre pleine attention: Geoffrey O'Bryen offre des notes pénétrantes et suggestives sur Titicut Follies et secondairement sur Welfare (1975): «Nous avons ici dépassé toute question facile sur le sens moral (...) Nous avons franchi la frontière, et l'on pourrait considérer que toutes les œuvres de Wiseman sont une une incessante exploration des implications de ce franchissement» (p. 117). Et le texte de Pierre Legendre, dont les amateurs connaissaient déjà l'essentiel, publié dans les Cahiers du Cinéma de décembre 1996 et principalement augmenté ici d'une note sur La Danse (édité en DVD par les éditions Montparnasse avec un entretien entre le cinéaste et Pierre Legendre, 2009), qui a la belle perspicacité de distinguer «l'arête vive» que constitue l'extraordinaire Model (1980). Lignes dont nous retiendrons ici son art de résumer l'essentiel (p. 134): «Les films de Wiseman ne sont compréhensibles que par ceux qui ressentent la vérité des masques, l'intensité des morceaux de conversation entre interlocuteurs ordinaires, les bribes d'intrigues et de comédie qui sont le cœur des choses dans la traversée quotidienne des lieux, où que ce soit.»
Saisissons l'occasion de rappeler que l'ouvrage de Philippe Pilard Frederick Wiseman, chroniqueur du monde occidental (éditions du Cerf, 2006), par ses résumés précis, informations et indications d'analyses autour de chacun de ses films, demeure en revanche et pour l'instant le seul et précieux instrument de travail disponible en France sur le cinéaste. On lira ici son bel article Un cinéaste nommé Frederick Wiseman (2006).
Il est par ailleurs très simple de voir la plupart des films de Frederick Wiseman en France. La Bibliothèque Publique d'information du centre Pompidou possède une bonne collection, ainsi que la plupart des grandes médiathèques de France.
© Photogramme: Frederick Wiseman, Model, 1980.