Qui a lu Conversation en Sicile (1941) d'Elio Vittorini (1908-1966) sait qu'il a rencontré l'un des plus grands livres de la littérature italienne contemporaine. Emportée par la Sicile de légende, notre mémoire odysséenne retient surtout un homme en mouvement, en train revenu de loin, vaguant sans but avant d'aller retrouver sa mère, l'accompagnant bientôt dans sa tournée de piqûres vers de sombres et pauvres masures, avant d'errer dans le village au gré de quelques rencontres, pour s'abandonner enfin à des voix, des spectres et des fantômes. Le roman parut d'abord en feuilleton en 1938 dans la revue florentine Letteratura puis, rusant avec la législature fasciste, en livre chez deux éditeurs. La censure ne s'éveilla qu'en 1942, quand la vigilance du Saint-Siège dénonça le roman comme «immoral et antinational» dans L'Osservatore romano. Et ce sont justement ceux que des spectateurs mal habitués prennent pour les cinéastes les plus statiques de tout le cinéma, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, qui s'empareraient de tout cet espace et de tout ce mouvement?
Straub isole les dialogues existants ou les transforme à partir de leur style indirect, et six ans après, Huillet voudrait en faire un film, mais ils n'estiment l'entreprise possible que s'ils trouvent des gens disponibles deux ou trois heures par jour pendant plusieurs mois, ce qu'aucun acteur aujourd'hui ne peut, ne veut, ne sait faire. Ils reprennent alors une proposition ancienne d'un théâtre (à Buti en Toscane) sans troupe fixe. Avec dix travailleurs du voisinage, tous siciliens d'origine, les cinéastes partent dans l'aventure de quatre représentations, plus proches du théâtre que ne l'étaient alors la plupart des metteurs en scène de ce temps, terrorisés par l'esthétique cinématographique. Les éditions Montparnasse proposent, avec le film, une captation frontale de ce spectacle, qui permettra de mesurer le génie spécifique de la scène et de l'écran, avec le même texte, les mêmes acteurs, les mêmes metteurs en scène.
Même si Jean-Marie Straub fait souvent mine de négliger ce film, Sicilia! se hisse, avec Moïse et Aaron de Schoenberg (1974), Amerika / Rapports de Classe tiré de Franz Kafka (1983), et Antigone de Sophocle, Hölderlin et Brecht (1991), parmi les sommets de leur œuvre. Le découpage — disponible chez l'éditeur toulousain Ombres — retient cinq tête-à-tête de Silvestro: sur le port de Messine avec un vendeur d'oranges, payé en oranges qu'il ne parvient pas à vendre; dans un compartiment, avec le Grand Lombard rêvant d'un ordre nouveau ou d'un nouvel ordre et un sbire qui se fait passer pour un employé du cadastre; dans la cuisine avec sa mère, émouvante et drôle, qui tourne à l'affrontement perlé et cruel, où se mêlent pères et mari, maîtresses et amants, socialistes et saint Joseph; devant la Chiesa Madre de Grammichele enfin avec un aiguiseur qui voudrait bien revoir une vraie lame, de celle dont on fait les révolutions. Six acteurs immergés, habités, emportés dans un texte moderne et savant qui dit leur pays et leur mémoire, quand l'actrice, par exemple, sait à peine lire et s'approprie ainsi sans hiatus sa plus haute littérature, comme tous les autres dans une diction réglée comme un opéra. Ce n'est pas ici une façon de parler, les dactylographies des Straub sont d'authentiques partitions ponctuées de silences comparables aux pauses et aux demi-soupirs: Purcell ou Monteverdi sont dans nos oreilles. Le cinéaste de la Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967) ne dit-il pas souvent que derrière Jean-Sébastien Bach il y a trois siècles de culture paysanne? Quant à cette fameuse et trompeuse immobilité, elle nous emmène à trembler et frémir avec eux, incessants regards vivants, mimiques et intonations: qu'une main bouge et le monde explose.
Nous avions ici rendu compte du coffret 5 publié par les éditions Montparnasse, où l'on peut trouver le documentaire Où gît votre sourire enfoui de Pedro Costa, consacré au tournage de Sicilia! et celui de leur assistant sur le film Jean-Charles Fitoussi: Sicilia! Si gira, dont on lira également le témoignage intelligent et analytique, pièce d'un dossier d'ensemble fourni sur le fim. Ces deux compléments et véritables œuvres cinématographiques montrent que, si le cinéma des Straub est en effet commandé par une très grande simplicité des moyens mis en œuvre, comme nous paraissent simples Matisse ou Picasso, leur unique folie vient de leur soin au-delà de toute mesure pour que donner la forme semble ainsi aller de soi.
© Photographie: Le texte d'Elio Vittorini découpé, tapé à la machine et mis en page par Danièle Huillet, surligné par Jean-Marie Straub. À chaque étape des répétitions, Straub utilise une autre couleur: «Les Straub font exister un texte comme un musicien fait exister une musique à partir d'une partition. Le musicien: de quelle musique cette partition est-elle le texte? Et les cinéastes: de quoi ce texte est il le texte, de quelle réalité?». Jean-Charles Fitoussi, La lettre du cinéma, n°8, hiver 1999.