Au-delà des tactiques et talents médiatiques du président Obama, le Discours du Caire du 4 juin 2009 veut vraiment changer la donne (Discours en vidéo ici, 51'). Nombre de ses conseillers voulaient le dissuader de s'adresser ainsi spécifiquement au monde arabo-musulman, de crainte de s'inscrire implicitement dans une logique du «choc des civilisations» (1). Le président a balayé ces réserves et a tenu son discours.
À l'évidence, son objectif est de tenter de restaurer, autant que possible, l'autorité américaine dans les affaires du monde, sérieusement compromise par son prédécesseur. Et ce, en établissant enfin le caractère central du conflit du Proche-Orient, parce qu'il est le lieu réel le plus ancien de la confrontation violente entre les deux mondes, mais aussi parce qu'il sert de dérivatif commode, d'alibi, ou de masque aux problèmes, tensions, violences et forfaits internes au monde arabo-musulman. Si le Moyen-Orient s'achemine vers une solution à peu près acceptable par les deux parties, sur la base de ce qui est abstraitement accepté depuis longtemps (deux peuples et deux États, gel des colonisations, reconnaissance mutuelle), cela privera les dictateurs et leurs sanglantes émanations de tout prétexte et de tout camouflage, les isolera davantage de leurs propres peuples persécutés et des appuis intéressés et douteux qu'ils recueillent dans l'arène internationale, cela bousculera les actuels rapports de force, au profit d'une dynamique qui ne pourra plus se fonder aussi facilement et aussi confusément sur le "choc", que ces meneurs d'hommes souhaitent prolonger, à l'évidence.
Les effets de ce discours sont déjà importants: les événements iraniens après le trucage évident et massif des élections présidentielles ouvrent un nouveau cours qui ne se refermera plus. La répression aura beau s'abattre, tout ce qu'entreprendra désormais ce demi-président en sursis pour prolonger sa supercherie politique se retournera systématiquement contre lui, dans son propre pays et ailleurs. D'ici, nous ne voyons d'ailleurs pas assez souvent que le peuple iranien est certainement le moins anti-américain de tous ceux de la région, et du monde que son gouvernement prétend guider.
De même, avons-nous assez souligné ici le très positif accueil de ce discours en Israël même, dont l'opinion est largement acquise (60%) à l'idée d'un État palestinien? Un accueil plus chaleureux que dans nombre de pays arabes et musulmans, qui ont parfois préféré y déceler d'hypocrites manœuvres. Or, d'une certaine façon, la pitoyable réponse du président Netanyahu, que David Grossman a aussitôt analysée dans son article du 17 juin, est le signe de son isolement croissant, national et international. Et ce qui affaiblit le premier ministre israélien et le président iranien affaiblit mécaniquement les positions démagogiques du Hamas: son assagissement aiderait à ouvrir quelque chance au peuple palestinien.
Alors, dans le contexte national ou européen de cette dérisoire polémique de la burqa (2), réduire ou minimiser ce discours, qui peut signer l'ouverture d'une phase historique capitale, à ses leçons péremptoires sur le foulard islamique, n'est pas raisonnable. Oui, nous devons maintenir notre loi sur les signes religieux distinctifs dont la portée internationale a d'ailleurs été symboliquement infiniment plus forte que sa portée réelle en France (quarante-huit cas dont deux exclusions, en tout et pour tout). Oui, des gouvernements ou des mouvements dans des pays comme l'Iran, l'Afghanistan ou l'Algérie persécutent, battent, tuent les femmes qui laissent échapper trop audacieusement une mèche de cheveux, et les hommes pour d'autres raisons, et il est capital de les soutenir dans leurs combats pour vivre leurs désirs et projets. Oui, nous ne sommes pas d'accord avec les traditions communautaristes, fort vivaces aux USA mais aussi beaucoup plus près de chez nous. Oui, le président Obama est américain — la belle découverte (3)! — et nous avons bien d'autres points de désaccord avec eux, ne serait-ce que sur la peine de mort, ou sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.
Mais aujourd'hui, après le discours du Caire, comme le soulignait un appel publié dans Le Monde du 23 juin 2009 d'un groupe d'anciens dirigeants et d'anciens ministres européens: Européens et Américains doivent soutenir, ensemble, la politique de M. Obama au Proche-Orient.
1. Ou paraître continuer à les enfermer dans une catégorie à part (auront-ils été lui parler de "ghetto"?).
Que valent par ailleurs ces procès faits à Samuel Huntington (mort le 24 décembre dernier), qui préconiserait ce choc alors que tout son travail consiste à tenter de le prévenir ou de s'y confronter positivement? Décidément, le monde des experts regorge en ignorants contresens, histoire de se hisser plus haut que les gens qu'ils critiquent. Ne serait-ce que rappeler le titre de son ouvrage: Le choc des civilisations et la recomposition de l'ordre mondial (Odile Jacob, 1997).
En manière de demi-plaisanterie: le président Obama semble avoir préféré la lecture de Ralentir travaux aux conseils de ces experts, puisque les priorités dans lesquelles il s'est concrètement engagé sont précisément celles qui manquèrent tant à la gauche française pour pouvoir l'emporter, et que nous avions explicitées à plusieurs reprises, la première fois en novembre 2006 (note insérée dans un ensemble plus complet: Voter en France en 2007), et la dernière, juste après son élection, le 28 janvier 1999: À l'ouest de nouveau.
2. Dérisoire car, à l'évidence, les femmes qui optent en France pour ce type de vêtements, qui n'a rien d'un signe religieux et rend à peu près les mêmes services civiques que les cagoules d'hier et d'aujourd'hui, le font en toute liberté, sinon en toute conscience, le choisissent: et c'est même là tout leur drame. Peut-on en effet franchement imaginer des pères de famille se mettre brusquement à exiger ici de leurs filles qu'elles s'empaquettent ainsi?
3. Ceci dit, nous n'avons besoin que des doigts d'une seule main pour compter le nombre de tchador que nous avons pu croiser en deux mois passés à New-York, surtout si on met de côté ceux que portent les riches touristes des grands hôtels de Fifth Avenue.
© Photographie: Daniel Barenboïm et Edward W. Saïd, 2002. auteur non retrouvé. Tous droits réservés.