Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 24 juillet 2009

John Cassavetes, invitée 2. Élise Domenach: She's so lovely (1997), de Nick Cassavetes



    Nick Cassavetes, né en 1959, est le fils de John. John Cassavetes avait écrit en 1980 le scénario de She's so lovely, puis l'avait remanié en 1987, dans l'espoir de le voir interprété par Sean Penn. Nick tournera le film en 1997 («dix ans plus tard» donc, exactement le temps de l'ellipse narrative dans ce film), s'affirmant ainsi comme un auteur à part entière, même si, forcément, des continuités et des héritages plus que des influences traversent ce film; et si Nick dirige passagèrement sa mère Gena Rowlands, inséparable à jamais de l'univers de John. C'est justement dans ces façons d'assumer ses filiations en pleine conscience et reconnaissance que Nick ouvre ses voies personnelles.
    Il nous plaît et nous paraît nécessaire d'inviter ce bel article d'Élise Domenach: Malaise dans la conversation, paru dans le Nouveau Recueil n° 45 (Champ Vallon, décembre-février 1998). 
Nous l'avons réédité sur notre site, à partir de la version internet disponible sur celui de Jean-Michel Maulpoix & Cie.

Élise Domenach

Malaise dans la conversation
(sur She's so lovely de Nick Cassavetes)
décembre 1998

    Comment un film peut-il mettre en scène l'amour sans tomber dans la banalité et dans l'oubli? Comment écrire sur l'amour sans encourir les mêmes risques? De Shakespeare, d'Ibsen, à Hawks, Capra ou Cassavetes, l'art dramatique et le cinéma ont parfois choisi de décliner les états successifs et convulsifs d'une conversation amoureuse, d'observer l'osmose impossible des autres avec eux-mêmes. Qu'entend-on par "conversation" dans un couple? Ce pourrait être tout d'abord la manière singulière qu'a un couple de "se fréquenter", de "s'entretenir" ( du latin conversari) de l'amour et dans l'amour. Cette conversation devient dès lors le lieu privilégié des transformations, des conversions (conversio) d'un couple à la recherche du bonheur. Or certaines œuvres dont la structure est marquée par la séparation et le remariage des deux héros donnent à la conversation un rôle essentiel. C'est ainsi qu'elles parviendraient à survivre au passage du temps, et à proposer, de surcroît, une éducation à celui qui fait l'expérience de leur réception. Telles sont les hypothèses qui ont mené Stanley Cavell dans son étude des tragédies de Shakespeare (1) et des comédies hollywoodiennes du remariage (2). En projetant ces hypothèses sur She's so lovely de Nick Cassavetes, il m'est apparu que la conversation que ce film mettait en scène se prolongeait en effet, comme "naturellement" chez le spectateur en une conversation critique, c'est-à dire profondément éducative sur le bonheur à deux et ses exigences de renoncements. Plutôt que de faire la critique de ce film, je tenterais donc de montrer comment ces conversations de couple donnent lieu à une conversation philosophique sur le bonheur.


    Histoire d'amour et de dépendance, ce film nous montre le plus souvent nos deux héros séparés. Comme pour signifier une conversation sans cesse retardée, évitée, empêchée. Ainsi, nous suivons au début du film une jeune femme à la recherche de son mari. Elle fume frénétiquement, s'énerve, téléphone. «I hate being alone». Coincée dans sa jupe trop courte pour ses jambes trop longues, elle se balance sur des talons-aiguille et avance en cahotant. Puis elle tombe et se relève. Seule, enceinte, son périple est une suite de catastrophes. Certes, Maureen (interprétée par Robin Wright Penn) ne sait pas vivre seule. Mais comment vivre ensemble, être heureux ensemble? Leur vie conjugale semble obéir à une succession de grâces et de mauvais sorts décidés par quelque personnage merveilleux. Ils se perdent, se cherchent et se retrouvent pour de nouveau s'égarer. Jusqu'au jour où Eddie (Sean Penn) est pris d'une angoisse, d'une peur plus forte que d'habitude. Elle avait été tabassée la veille, et savait qu'Eddie en ferait une question d'honneur, autant dire d'amour. Il chercherait à retrouver celui qui l'avait touchée. Elle avait prévenu des policiers, «au cas où elle ne saurait plus le contrôler». Ce jour-là, Eddie tire sur l'un d'entre eux [Un infirmier psychiatrique en fait. NDLR]. Maureen lui avait dit qu'il ne resterait que trois mois dans la clinique psychiatrique où on l'avait enfermé. Mais les années passent sans qu'Eddie y prenne garde. Et lorsque, dix ans plus tard, il sort enfin, c'est pour la chercher, elle qui lui «appartient», dira-t-il plus tard. Pourtant Maureen a "changé de vie". Elle a eu cet enfant qu'elle attendait de lui, et deux autres avec Joey (John Travolta). Elle a divorcé d'un mari qu'on lui disait incurable pour épouser Joey, et chercher avec lui un autre type de bonheur. L'arrivée d'Eddie dans l'antre familial fait l'effet d'une bourrasque qui emporte avec elle les amants de nouveau réunis.

    Le film se centre donc sur deux conversations de couples mariés: Eddie et Maureen, puis Joey et Maureen. Mais le dénouement du film et les retrouvailles du premier couple redéfinissent rétrospectivement ces conversations comme enchâssées; la conversation de Maureen et Joey prolongeant — comme un moment d'éducation — ou se développant parallèlement à celle que Maureen continue d'entretenir, intérieurement, avec Eddie. Car Maureen et Eddie semblent tout se dire, et se comprendre instantanément. À tel point que lorsque Maureen avait été tabassée par son voisin, ce n'est pas par les mots, mais par des gestes violents et rageurs qu'elle l'avait expliqué à son mari. Les mots semblent toujours leur manquer. Leur conversation ne semble ni mettre en présence, ni même créer des voix, des êtres privés. Elle signifie une fusion qui explique que leur conversation soit toujours retardée, en attente. Dans sa relation avec Joey, Maureen a appris à se servir des mots. Par leur intermédiaire, elle est devenue cruelle et lucide. Sans même penser qu'elle pourrait mentir ou omettre, elle lui a dit qu'elle aimait Eddie plus qu'elle ne l'aimerait jamais. Car leur relation déborde d'expressivité. Ils se parlent, s'injurient, sans pourtant sembler se comprendre. Tel est l'étrange cheminement de Maureen. Ce personnage cassavetessien passe des gestes, des onomatopées, à la culture des mots, de leurs pouvoirs et de leurs limites.

    Ces différentes conversations déclinent autant de facettes du mariage. John Milton, cité et commenté par Stanley Cavell (3), définit en ces termes la relation conjugale telle qu'elle fut voulue par Dieu: «une conversation assortie et heureuse (est) la fin la plus importante et la plus noble du mariage». Si la "conversation" désigne ici le simple (?) fait de "causer", le mot anglais contient aussi de manière explicite un sens sexuel autant que social (criminal conversation est le terme juridique pour un adultère). Et c'est précisément dans ce hiatus entre les deux sens que se développent les spécificités de la conversation entre Eddie et Maureen. Ils sont tous deux profondément dominés par leurs pulsions. Pas une "scène de sexe" pourtant ne s'est glissée dans ce film où le désir et l'agressivité — comme son envers — sont omniprésents. Dès lors, c'est la violence qui devient le révélateur d'un conflit qui se joue en eux, et oppose à leur recherche du bonheur des pulsions contradictoires. Il est cependant des moments de paix provisoire où les violences semblent se neutraliser. Comme cette scène annoncée en voix off par Eddie: «We've got to dance». Le temps d'un slow, le temps pour Nick Cassavetes de regarder ses comédiens, le temps aussi d'une conversation entre les corps. Leurs gestes de tendresse, de complicité nous permettent de comprendre ces êtres qui, d'évidence, «s'appartiennent». Et jusqu'au bout, Nick Cassavetes filme le flux et le reflux de la violence. Déchirés, tiraillés par le désir, tendus par l'angoisse de perdre l'amour de l'autre, ils sont trop vulnérables. Comme certains enfants, ils vivent là où le bonheur et le malheur se confondent, alternent. Maureen rit comme d'autres pleurent, en un déchirement de douleur. Leur conversation apparaît désormais irrationnelle, intuitive, porteuse d'un procès de culture. La dimension psychanalytique de cette éducation à la culture radicalise alors les enjeux de la reconnaissance tels qu'ils se posent à un couple "normal". Elle ajoute au problème de reconnaissance mutuelle celui de la complexité des cheminements individuels. Et le spectateur de voir dans la séparation des héros l'épreuve de la culture, de l'éducation au "refoulement pulsionnel". Ce processus culturel en appelle à une conversion, à une renaissance des individus, à un nouveau contrat qui serve de cadre à leur recherche du bonheur. Car l'obstacle leur est tout intérieur, il émane de leur relation et appelle celle-ci à une transformation.

    Mais apprendre le refoulement, c'est apprendre à se déchirer, à se scinder un peu plus encore, en une instance d'autorité et d'interdit face à des désirs sans fin. Voilà peut-être ce que pressent Eddie lorsqu'il dit: «L'amour est si difficile. C'est comme embrasser quelqu'un. Il n'y a pas de fin à l'amour». Et c'est s'exposer à de nouvelles douleurs que d'assigner une fin à nos désirs, à ce qui résiste justement à toute forme de limitation. Pourtant, Eddie pressent aussi la nécessité de ces "bornes" culturelles. Mais un instant après avoir admis cela il sortira son revolver. Le film fait une ellipse de dix ans sur les années de rééducation d'Eddie. Nous le retrouvons donc lors d'un dernier interrogatoire orchestré par Gena Rowlands, en "éducatrice". Durant cette scène Eddie apparait écartelé entre l'angoisse, le désir de sortir, et la conscience qu'il a d'être jugé, de devoir nous convaincre — nous, mais aussi son éducatrice — qu'il a changé. Il a certes appris à répondre ce que l'on attend de lui. Mais au prix de quelles souffrances. Car l'éducation a pris pour lui la forme d'un éveil au "sentiment de culpabilité", à l'angoisse "sociale" cette fois-ci de la perte d'amour. Son renoncement à l'agression semble se solder par le déchirement de sa conscience, par une angoisse terrible devant le "sur-moi". Et Freud explique en ces termes l'apparition d'un Malaise dans la culture: «Le prix à payer pour le progrès de la culture est une perte de bonheur, de par l'élévation du sentiment de culpabilité», avant d'ajouter en note ce vers de Shakespeare extrait d'un monologue d'Hamlet : «C'est ainsi que la conscience morale fait de nous tous des lâches» (4).

    Dès lors, comment comprendre la scène finale, le départ de Maureen qui sacrifie l'amour maternel à la passion: comédie ou mélodrame, réussite ou échec? Par-delà ce que l'on pourrait juger comme "moralement incorrect", qu'est-ce qui justifie cette conclusion? Faut-il y voir un happy end? Faut-il être prêt à renoncer aux enfants pour vivre le romanesque du mariage? Ou est-ce simplement à dire que le bonheur ne peut reposer sur l'existence des enfants, que le remariage exige du couple qu'il soit capable de s'en déprendre pour se transformer? Eddie explique ainsi calmement à sa fille de neuf ans qu'il ne sera pas son père. «C'est pas toi que je veux. C'est pas toi que j'ai épousée». Ils pourraient d'ailleurs être «deuxième meilleur ami», car on change trop souvent de meilleur ami au cours d'une vie. Cette fin n'en est pas une. Elle laisse en suspens la question de la viabilité du couple. Elle nous empêche ainsi d'oublier les névrosés qu'ils furent, incapables de supporter les refoulements que la culture exigeait d'eux. Alors, dans un étonnant jeu de miroirs, une société hystérique rejetait l'hystérique qu'elle avait engendrée, mais en qui elle ne voulait pas se reconnaître.

    Le film des Cassavetes (scénario du père, réalisation du fils) nous donne l'occasion rare de briser ce miroir, de venger nos rêves inavoués ou avortés, pour faire face aux questions qu'a formulé Freud: Comment la culture devient-elle source de souffrance sociale, de "malaise"? Sommes-nous prêts à renoncer au principe de plaisir? Car «Si la culture impose d'aussi grands sacrifices, non seulement à la sexualité mais aussi au penchant de l'homme à l'agression, nous comprenons mieux qu'il soit difficile à l'homme de s'y trouver heureux.» (5). Et ce film nous appelle à reconnaître ces questions comme nôtres, à les prolonger en une conversation philosophique, c'est-à dire en une critique que la culture produit à propos d'elle-même. Ce faisant, nous apportons au scepticisme qui affecte notre relation aux autres le seul remède qui vaille, la reconnaissance d'une conversation sur la culture qui se perpétue.

1. Stanley Cavell, Le Déni de savoir dans six pièces de Shakespeare, Éditions du Seuil, 1993.
2. Stanley Cavell, À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Éditions des Cahiers du Cinéma, 1993.
3. À la recherche du bonheur, p. 86-87.
4. Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, PUF, 1995, p. 77.
5. Le malaise dans la culture, p. 57.

©
Ce texte a paru dans Le Nouveau recueil n°45 (décembre-février 1998).


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© Photogramme: Nick Cassavetes: Sean Penn et Robin Wright Penn dans She's so lovely (1997).