Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 27 août 2007

"Notre musique" de Jean-Luc Godard



"Je porte la langue obéissante comme un nuage", dit la légende de ce photogramme que vous pouvez agrandir en cliquant dessus, comme toutes les images d'ailleurs.

Pourquoi ce film me submerge-t-il de toutes parts, étreint d'un bout à l'autre, ruisselle d'une émotion tapie? Il utilise tous les moyens de cinéma: la vidéo fauve, les superbes images argentiques des lourdes caméras contemplatives, les musiques les plus diverses, toujours dans leur majesté et leurs interprétations choisies par un passionné de musique, dont il fait naître les images; des images pour ainsi dire documentaires, où la ville, dont nous avons tous vu pendant des années les rues, les maisons, les gens martyrisés, est filmée là dans sa poignante quotidienneté: voitures, feux rouges, trams et bus, piétons à leurs trajets privés; où, comme Godard le veut, Judith et Olga (1), jeunes endeuillées, ne sont pas filmées comme le marmoréen profil de Rony Kramer, l'interprète de Ramos Garcia dans la voiture (de même que Seberg, Karina, Bardot, Detmers, Huppert, Roussel, et même Françoise Verny et toutes les inconnues d'avant et d'après, n'auront jamais été filmées comme Piccoli, Dutronc, Bonnafé, Putzulu, sauf la remarquable singularité sans descendance du jeune Belmondo de À bout de souffle filmé un peu comme une femme, dans toute sa chair féline et son érotique animalité), et, malgré cette acuité d'entomologiste, nous restons pourtant en permanence au bord du mystère de l'humanité, sa violence, l'abîme d'autrui.

Comment peut-il émouvoir aux larmes par les seules vertus et musiques des mots, du langage, des langues, du sens, des livres, des films, sinon par la mémoire que ce film bouscule et charrie? Ce que ces séquences de films, ces rues, ces jeunes femmes éveillent, ce que ces Indiens disent et surtout taisent nous va droit dans les yeux, dans les oreilles. Tout fouaille nos oublis, nos nostalgies, nos fautes aussi. Tout se passe comme si la réalité et sa violence demeuraient rebelles à toute représentation: la première partie agence des feux d'artifices sur un air de Ô Dieu que la guerre est jolie avec des séquences de films: guerre, westerns, que nous regardions avec une délectable innocence, et même les parties d'actualités s'édulcorent de fausses patines et rayures voulues par l'artiste; la seconde se nourrit de la même impossibilité à témoigner d'une violence actuelle: toujours là, les ruines longent des rues animées de marcheurs nonchalants, de tous véhicules civils multicolores, à la rencontre dans notre mémoire de toute l'agitation cathodique où ces mêmes rues, filmées naguère par des reporters, étaient traversées par des gens qui couraient au péril de leur vie, sillonnées par des jeeps, des camions, des tanks, ou tout à coup des exodes massifs et désespérés, et où le blanc était la couleur de la seule Finul. Quant à la troisième partie, la violence devient pure et simple mascarade de gardiens blasés, anesthésiés d'une sorte de Club Med aux rives du lac Léman, là où, avec trois francs six sous, Godard tourna naguère la guerre yougoslave dans For Ever Mozart. Nous sommes en permanence l'enjeu de quatre registres: celui des yeux, celui des oreilles, celui des mots piégés en permanence par les flûtes de champagne, les poses intellectuelles dans un monde où, parole d'Indien, les souffrances se taisent devant les jeux de mots ou les parades d'autant plus redoutables qu'elles sont splendides, celui enfin cruel de notre mémoire sans cesse traquée, taraudée, violentée.

Jamais en peine de cohérence, Godard retrouve une quantité d'autres de ses films:
— Ainsi, la multiplicité des langues dans laquelle il s'installe, et l'expérimentation de différentes manières de traduire: simultané, superposé, brefs sous-titres, ou rien du tout souvent, pour nous confronter à leurs étranges familiarités, souvent langues d'emprunt ou en tous cas très articulées (un peu la leçon de Shoah de Claude Lanzmann derrière tout ça), me renvoie à mon intuition de toujours que le personnage principal, ou du moins central, du Mépris n'était ni Camille, ni Paul Javal, ni Fritz Lang, ni Jeremy Prokosch, mais sans doute Francesca Vanini, cette traductrice en jaune au nom stendhalien jouée par une actrice inconnue, Giorgia Moll, central en ce qu'elle est ici la seule à posséder les quatre langues du film (anglais, italien, allemand et français) et oblige tous les personnages, et les grandes vedettes de cinéma avec eux, à se soumettre à sa médiation, pour que le minimum de compréhensions relationnelles et professionnelles vitales puisse faire advenir leur film. Et, sur cette responsabilité des médiateurs, Notre musique place aussi au centre du film un interprète et une pigiste, alors que le film est traversé de stars littéraires convoquées, tout comme Godard lui-même d'ailleurs, sur le devant de l'invisible scène — à la significative exception de son propre cours sur le champ/contrechamp — des Rencontres Européennes du Livre, à Sarajevo.
— Ainsi revivent les images de Vivre sa vie: Anna Karina en larmes devant Falconetti, Jeanne d'Arc de Dreyer, dans une scène où ne subsistent de Jeanne d'Arc que les cartons du muet et le même visage ému de la jeune journaliste. D'autres indications testamentaires parsèment le film.
— Par son titre même, et par l'usage pour l'instant mystérieux et prenant qui est fait de la musique tout au long du film, c'est sans doute une occasion de choix pour s'interroger sur ce que Godard attend de la musique de film, en particulier depuis Prénom Carmen, dont (au-delà de Bizet dont, en tout et pour tout passe le tube non crédité, Habanera — gag qui n'a rien à voir avec le film: "L'amour est un oiseau rebelle"), la musique était le vrai sujet, autour des plus grands quatuors (9, 10, 14, 15, 16) de Beethoven, incessant chantier des musiciens filmés dans la production même de la bande-son, un peu comme est filmé l'orchestre de Sauve qui peut (la vie). Piste à creuser à la prochaine vision.

Enfin et sans doute surtout, Notre Musique est aussi l'impitoyable autoportrait de Godard devant sa propre culpabilité de cinéaste qui ne sera jamais à la hauteur de ses ambitions, de ses missions, de ses devoirs (à ce propos, voir mes notes Éthique et esthétique, du 20 mars 2004). Grand virtuose de l'image, du son, tout de ce point de vue plie à sa volonté, même ce point d'interrogation en cadrage à l'aéroport au moment du départ, tout est sous contrôle. Tout (juste) sauf ce DVD que lui lègue Olga, en lui forçant carrément la main pour qu'il l'accepte, une Olga qu'il a négligée, sous-estimée, alors qu'elle dit tout de son projet de mourir dans un geste d'éclat (un peu comme Poiccard d'À bout de souffle: on apprendra qu'elle a été abattue parce qu'elle a mis la main à son sac qui, pour toute arme, ne contenait que des livres). Et lui, Godard, revenu dans son paradis suisse (où il filme en pur potache la dernière partie Le Paradis justement, gardé par des Marines et aux airs de discothèque, nouveau lieu du faux départ d'Adam et Ève), retourne à ses fleurs en pots et en caisses, et répond distraitement, du fond de son oubli, à un coup de téléphone qui lui rappelle l'existence de cette jeune étudiante, parmi ceux qui avaient attentivement écouté ses leçons de cinéma (si évidemment trop narcissiques, que je les crois sciemment filmées et données à voir pour telles), raison pour laquelle JLG en personne avait été invité à Sarajevo. Le travelling reste donc toujours une affaire de morale, mais Godard se confronte lucidement, pathétiquement, à son immoralité. Et à celle de tout le cinéma.

Tout fait de ce film une somme, un crépuscule, un testament. D'un grand artiste, d'un grand homme.

1. Sarah Adler, dans le rôle de Judith Lerner, qu'on croisera un instant dans Avanim de Raphaël Nadjari, et Nade Dieu dans celui d'Olga Brodski.

Photogramme © Notre Musique, un film de Jean-Luc Godard (2007).
Les dix premières minutes: générique et "Enfer" en vidéo.


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