Le Monde vient de proposer, dans le cadre de ses promotions commerciales, Alphaville, accompagné d'un fascicule de 80 pages, Jean-Luc Godard, de Jacques Mandelbaum.
Godard aujourd'hui est seul, comme si mourrait qui le touche. Et encenser ses premiers films, supposés géniaux, pour mieux les opposer à tous ses derniers, je pense en particulier à tous ceux issus de Histoire(s) du cinéma, n'est certes pas lui rendre service, ni surtout justice. Il devient urgent à son propos de sortir de la légende du siècle, pour voir enfin l'essentiel: après toutes ses phases, ses révolutions, ses métamorphoses, ses retournements, Jean-Luc Godard est en train de poser enfin un regard lucide et apaisé sur lui-même. Et ce serait la moindre de choses de lui signifier que nous nous en apercevons, pendant qu'il en est temps.
Le mérite ce ce petit livre est de refuser l'hagiographie, tentation pourtant forte lorsqu'on accompagne une promotion médiatique, pour articuler de nombreuses importantes intuitions: ainsi, au prétexte d'une analyse très centrée de l'importance du son dans ses films (fenêtre p. 46), sont ouvertes des pistes sur le conflit entre le respect scrupuleux du réel (des images et des sons) et les erreurs et errances intellectuelles et politiques de l'auteur, qui, par un joli effet de montage éditorial — hasard ou génie? dirait Paul Valéry l'ami de la famille — s'entrelacent aux souvenirs (1991) d'Elias Sanbar, pp. 45/48: "Ce qui est pour moi le plus fort, le plus tragique de Ici et ailleurs (1974) [... ce passage], pathétique, où Godard montre cette scène et raconte d'une voix cassée comment nos voix avaient recouvert celles de ces hommes".
Il aide par exemple à localiser, et donc invite à développer, deux ou trois erreurs de Godard. Juste en forme de repères:
— Si, à mon sens, l'orientation politique du Petit Soldat n'est pas celle qu'on lui a souvent prêtée (en gros qualifiée de droite et raciste par les bien-pensants d'alors, p. 27), il reste qu'elle porte son ombre questionnante et féconde à la lumière de ce qui va suivre.
— À l'apparent opposé du précédent, La Chinoise, (p. 38) interprétée par les spectateurs et l'auteur comme témoignage d'engagement prémonitoire ou au moins de sympathie envers les maoïstes, alors que le film est là: une implacable dénonciation de ces révolutionnaires petits-bourgeois en chambre, dont il a prophétisé le confusionnisme et les racines sociales qui limitèrent tant le mouvement populaire de 1968. Là fut malgré Godard lui-même, sa véritable prophétie. C'est un peu ce que dit Sanbar justement: Godard voulut souvent faire taire le réel, mais, au-delà de ses violences et de ses abus, son œil le respecte bien mieux que ses idées: personne ne le montre si lucidement et de façon si présente. À condition de passer outre aux raisons qu'il se donne et qu'il nous donne. "Moi, je n'ai plus d'espoir. Les aveugles parlent d'une issue. Moi, je vois" aime-t-il à dire et c'est ici que je le comprends.
— tout l'enfermement dogmatique de la période underground 1967-1972 qui, certes, aura des répercussions positives ensuite sur son cinéma, mais qui nous prive toutes ces années de son travail, alors que, comme nous le rappelle Mandelbaum en passant, d'autres (Pialat, Eustache, Rozier, Garrel, mais aussi les œuvres majeures de Fassbinder et de Cassavetes), dont certains furent durement sermonnés par le cinéaste clandestin, démontraient par des films irremplaçables, cités p. 44, que filmer pour autrui était possible, nécessaire et urgent à cette même époque.
Mais Godard c'est aussi cette splendide et tardive lucidité sur ses erreurs et ses lâchetés, indiquée p. 70: qui me frappe tant dans Notre musique, aux façons dont il s'y montre: négligeant par exemple, pour ne pas dire méprisant, le DVD que lui propose, puis lui impose, la jeune activiste israélienne qui paiera de sa vie ses convictions, et dont lui, revenu à ses fleurs en pots dans sa thébaïde helvétique (la Suisse qu'il appela parfois "l'Israël de l'Europe"), se souviendra à peine, pressé de revenir à son jardinage.
Très intéressante encore, l'indication que les films de Godard constituent au moins des couples. On avait tous vu celui constitué par À bout de Souffle et Sauve qui peut (la vie) (p. 52), ou Le Mépris et Prénom Carmen, mais la p. 73 systématise la vision de ces couples de façon très pertinente et fort suggestive.
Enfin et surtout la découverte: cette fenêtre p. 64, sur Godard et la question juive. Repéré depuis longtemps à l'occasion de quelques films ou épisodes médiatiques, ce foyer de questionnement n'a jamais encore été abordé de fond par un critique, à ma connaissance. Et cette page s'isole en hors-texte comme pour mieux se donner le temps de formuler une vraie hypothèse, stimulante, qu'il convient de documenter, détailler, analyser et creuser.
Si bien que je donne à lire ici cette page de Jacques Mandelbaum dans son ensemble, et qu'elle m'a même incité, pressé dirai-je même, à ouvrir un dossier in progress, sur Godard et la question juive. Vaste programme. Mais on sait déjà que nous ne sommes pas au bout de nos peines.
En librairie
La question juive de Jean-Luc Godard
Pour John Cassavetes
Si vous préférez les commander aux Éditions Le temps qu'il fait,
cliquer ici.
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