Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 27 juin 2009

Après le Discours du Caire du président Obama



Au-delà des tactiques et talents médiatiques du président Obama, le Discours du Caire du 4 juin 2009 veut vraiment changer la donne (Discours en vidéo ici, 51'). Nombre de ses conseillers voulaient le dissuader de s'adresser ainsi spécifiquement au monde arabo-musulman, de crainte de s'inscrire implicitement dans une logique du «choc des civilisations» (1). Le président a balayé ces réserves et a tenu son discours.

À l'évidence, son objectif est de tenter de restaurer, autant que possible, l'autorité américaine dans les affaires du monde, sérieusement compromise par son prédécesseur. Et ce, en établissant enfin le caractère central du conflit du Proche-Orient, parce qu'il est le lieu réel le plus ancien de la confrontation violente entre les deux mondes, mais aussi parce qu'il sert de dérivatif commode, d'alibi, ou de masque aux problèmes, tensions, violences et forfaits internes au monde arabo-musulman. Si le Moyen-Orient s'achemine vers une solution à peu près acceptable par les deux parties, sur la base de ce qui est abstraitement accepté depuis longtemps (deux peuples et deux États, gel des colonisations, reconnaissance mutuelle), cela privera les dictateurs et leurs sanglantes émanations de tout prétexte et de tout camouflage, les isolera davantage de leurs propres peuples persécutés et des appuis intéressés et douteux qu'ils recueillent dans l'arène internationale, cela bousculera les actuels rapports de force, au profit d'une dynamique qui ne pourra plus se fonder aussi facilement et aussi confusément sur le "choc", que ces meneurs d'hommes souhaitent prolonger, à l'évidence.

Les effets de ce discours sont déjà importants: les événements iraniens après le trucage évident et massif des élections présidentielles ouvrent un nouveau cours qui ne se refermera plus. La répression aura beau s'abattre, tout ce qu'entreprendra désormais ce demi-président en sursis pour prolonger sa supercherie politique se retournera systématiquement contre lui, dans son propre pays et ailleurs. D'ici, nous ne voyons d'ailleurs pas assez souvent que le peuple iranien est certainement le moins anti-américain de tous ceux de la région, et du monde que son gouvernement prétend guider.

De même, avons-nous assez souligné ici le très positif accueil de ce discours en Israël même, dont l'opinion est largement acquise (60%) à l'idée d'un État palestinien? Un accueil plus chaleureux que dans nombre de pays arabes et musulmans, qui ont parfois préféré y déceler d'hypocrites manœuvres. Or, d'une certaine façon, la pitoyable réponse du président Netanyahu, que David Grossman a aussitôt analysée dans son article du 17 juin, est le signe de son isolement croissant, national et international. Et ce qui affaiblit le premier ministre israélien et le président iranien affaiblit mécaniquement les positions démagogiques du Hamas: son assagissement aiderait à ouvrir quelque chance au peuple palestinien.

Alors, dans le contexte national ou européen de cette dérisoire polémique de la burqa (2), réduire ou minimiser ce discours, qui peut signer l'ouverture d'une phase historique capitale, à ses leçons péremptoires sur le foulard islamique, n'est pas raisonnable. Oui, nous devons maintenir notre loi sur les signes religieux distinctifs dont la portée internationale a d'ailleurs été symboliquement infiniment plus forte que sa portée réelle en France (quarante-huit cas dont deux exclusions, en tout et pour tout). Oui, des gouvernements ou des mouvements dans des pays comme l'Iran, l'Afghanistan ou l'Algérie persécutent, battent, tuent les femmes qui laissent échapper trop audacieusement une mèche de cheveux, et les hommes pour d'autres raisons, et il est capital de les soutenir dans leurs combats pour vivre leurs désirs et projets. Oui, nous ne sommes pas d'accord avec les traditions communautaristes, fort vivaces aux USA mais aussi beaucoup plus près de chez nous. Oui, le président Obama est américain — la belle découverte (3)! — et nous avons bien d'autres points de désaccord avec eux, ne serait-ce que sur la peine de mort, ou sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.

Mais aujourd'hui, après le discours du Caire, comme le soulignait un appel publié dans Le Monde du 23 juin 2009 d'un groupe d'anciens dirigeants et d'anciens ministres européens: Européens et Américains doivent soutenir, ensemble, la politique de M. Obama au Proche-Orient.

1. Ou paraître continuer à les enfermer dans une catégorie à part (auront-ils été lui parler de "ghetto"?).
Que valent par ailleurs ces procès faits à Samuel Huntington (mort le 24 décembre dernier), qui préconiserait ce choc alors que tout son travail consiste à tenter de le prévenir ou de s'y confronter positivement? Décidément, le monde des experts regorge en ignorants contresens, histoire de se hisser plus haut que les gens qu'ils critiquent. Ne serait-ce que rappeler le titre de son ouvrage: Le choc des civilisations et la recomposition de l'ordre mondial (Odile Jacob, 1997).
En manière de demi-plaisanterie: le président Obama semble avoir préféré la lecture de Ralentir travaux aux conseils de ces experts, puisque les priorités dans lesquelles il s'est concrètement engagé sont précisément celles qui manquèrent tant à la gauche française pour pouvoir l'emporter, et que nous avions explicitées à plusieurs reprises, la première fois en novembre 2006 (note insérée dans un ensemble plus complet: Voter en France en 2007)
, et la dernière, juste après son élection, le 28 janvier 1999: À l'ouest de nouveau.
2. Dérisoire car, à l'évidence, les femmes qui optent en France pour ce type de vêtements, qui n'a rien d'un signe religieux et rend à peu près les mêmes services civiques que les cagoules d'hier et d'aujourd'hui, le font en toute liberté, sinon en toute conscience, le choisissent: et c'est même là tout leur drame. Peut-on en effet franchement imaginer des pères de famille se mettre brusquement à exiger ici de leurs filles qu'elles s'empaquettent ainsi?
3. Ceci dit, nous n'avons besoin que des doigts d'une seule main pour compter le nombre de tchador que nous avons pu croiser en deux mois passés à New-York, surtout si on met de côté ceux que portent les riches touristes des grands hôtels de Fifth Avenue.

© Photographie: Daniel Barenboïm et Edward W. Saïd, 2002. auteur non retrouvé. Tous droits réservés.

vendredi 19 juin 2009

Notre Iran




C'est ce sur quoi il faut insister sans trêve: une dictature avérée; un personnel politique désavoué, corrompu, aveugle, sourd et prêt à toutes les violences pour continuer à imposer sa terreur; des médias muselés et des journalistes battus ou emprisonnés; des leaders historiques d'opposition soudain évanouis; une fraude électorale immense et trop peu dénoncée par la presse des pays démocratiques; des soutiens bruyants et des plus douteux de la Chine, de la Russie, du Vénézuela de Chavez, et du Hamas évidemment, pour l'usurpateur du pouvoir et ci-devant Président; un peuple entier ou du moins sa part la plus vive, qui, dehors et dedans, fait enfin entendre sa voix malgré la répression criminelle.
Devant les événements d'Iran, leur importance et leurs enjeux, le texte qui, jusqu'ici, nous concerne au plus près, nous est adressé par madame Chahdortt Djavann, via Le Monde du 18 juin 2009.

— La diaspora doit s'unir contre le régime de Téhéran. Ce qui se passe en Iran est historique et aucun pays occidental ne l'escomptait. Les dirigeants occidentaux ne pouvaient imaginer que la jeunesse iranienne soit capable de manifester contre l'appareil étatique, dans un pays où les manifestations non gouvernementales sont interdites et violemment réprimées. La jeunesse iranienne n'a joué aucun rôle dans l'avènement du régime théocratique en Iran; cette jeunesse, qui est née sous ce régime, le néfaste héritage des erreurs de leurs aînés, fait entendre aujourd'hui sa voix, elle dit fort et haut qu'elle veut le changement, qu'elle veut la liberté. La jeunesse iranienne dit qu'elle ne croit pas au fatalisme et qu'elle mérite beaucoup mieux que ce régime. Il est du devoir de la diaspora iranienne, où qu'elle soit, de soutenir sans faille le peuple iranien. Aux États-Unis, il y a une très importante communauté iranienne, plus de trois millions de personnes; cette communauté prospère doit peser de tout son poids et exiger de l'administration Obama qu'elle ne cède pas à la Realpolitik. Il est temps que l'Amérique se mette du côté du peuple iranien et non du côté du régime criminel. Il ne faut pas laisser passer cette immense occasion. Je m'adresse aux dirigeants occidentaux: n'oubliez pas que ce régime, qui opprime le peuple, soutient le terrorisme dans le monde entier, jette le trouble au Liban, en Palestine, en Irak, au Soudan..., n'oubliez pas que ce régime tente depuis trente ans de répandre son idéologie totalitaire à travers le monde, n'oubliez pas que ce régime veut se doter de l'arme nucléaire. N'abandonnez pas le peuple iranien, comme vous l'avez fait avec les insurgés en Irak à l'époque de Saddam Hussein. Ayez le courage et surtout l'ambition de sauver un pays, un peuple qui vous serait reconnaissant, qui partagerait vos valeurs, qui serait à jamais un grand allié.
Nul n'ignore l'importance de l'Iran dans la région. Faisons le pari du peuple, soutenons la jeunesse iranienne, pro-occidentale et désireuse de liberté. Il est temps d'agir, c'est «l'heure du choix»; demain, il sera peut-être trop tard; ce régime criminel a plus d'un tour dans son sac, mais il suffit d'avoir un coup d'avance pour gagner la bataille. La diaspora iranienne ne doit pas manquer à sa responsabilité, elle a non seulement la pleine légitimité mais aussi le devoir de soutenir les démocrates en Iran. Les mouvements d'opposition doivent mettre de côté leurs divergences et se rassembler autour d'un symbole pour venir à bout de ce régime, pour libérer les Iraniens, pour libérer l'Iran. C'est le moment du grand rassemblement. Il est impératif que la diaspora iranienne en Europe, aux États-Unis, au Canada, exige un référendum en Iran pour choisir la nature du régime: théocratique ou démocratique? Nous avons le devoir de nous rassembler; le peuple iranien, l'Iran a besoin de nous.

Au-delà de nuances tout à fait secondaires d'appréciation, nous sommes tous des exilés iraniens, l'Iran aussi des «jolies filles du nord de Téhéran» (ainsi les idéologues dénomment-ils parfois ces courageuses filles, sous le prétexte qu'elles sont des beaux quartiers), de Shirin Ebadi, prix Nobel de la Paix 2003, des cinéastes Abbas Kiarostami (1) ou ceux de la famille Makhalbaf. Et puisque Chahdortt Djavann évoque les États-Unis d'Amérique, notons tout d'abord que, malgré la surenchère des Républicains qui ont, en leur temps, démontré leur myopie diplomatique, le président Barack Obama n'a pas tardé à apporter son appui sans aucune équivoque. Mais remarquons aussi et surtout que la concomitance historique de son discours au Caire du 4 juin dernier, (texte intégral en français) et des élections iraniennes (et libanaises) n'est pas fortuite. En même temps qu'il accompagne et confirme une révolution dans les rapports des USA avec l'Iran, son moment, le lieu où il a été prononcé et son contenu exact ne peuvent être étrangers à la possibilité d'exister ainsi et maintenant et à la force de ce vaste mouvement populaire que nous aurions tort de réduire à un conflit de générations ou à un éphémère mouvement estudiantin. Il sera sans doute réprimé durement mais, dans ce nouveau contexte international, il aura irréversiblement ouvert le compte à rebours.
Enfin, bien que son objet soit l'ensemble des relations des USA avec le monde arabe et musulman, ce Discours du Caire est aussi une porte enfin ouverte dans le conflit du Proche-Orient, que les deux camps, chacun avec leurs prétextes et leurs langues de bois, ont le tort criminel de ne pas saisir au plus vite et au mieux. Ce que souligne l'écrivain David Grossman dans un article du 17 juin dernier publié sur le journal israélien Ha'aretz, et dont nous avions déjà ici recueilli un article le 22 janvier 2009.
Mais sur l'Iran comme sur le Proche-Orient, les événements nous contraindront à revenir plus longuement bien assez tôt.

1. Voir aussi notre note sur son film Shirin, dans notre dossier cinéma Les trains de Lumière.
© Photographie: Knight Ridder, de Peter Andrew Bosch, Téhéran. Young women sit at a outdoor cafe in the mountains north of Tehran. The youth has become more daring, many girls wear makeup, and expose more and more hennaed hair with the chadors back on their heads. The girls risk jail, fines and official beatings. — Jeunes femmes assises à la terrasse d'un café dans les montagnes au nord de Téhéran. La jeunesse est devenue plus audacieuse, de nombreuses filles se maquillent et montrent toujours davantage leurs cheveux passés au henné, en portant leurs tchador en arrière. Les filles risquent la prison, des amendes et des peines de flagellation.

jeudi 18 juin 2009

Manhattan juin 2009




La rédaction de Ralentir Travaux s'est tout entière transportée, comme un seul homme, à Manhattan, pour une quinzaine de jours en juin. Sans connexion, sans ordinateur, sans téléphone. Juste un petit matériel photographique et de quoi prendre quelques notes. De bonnes sandales et des yeux tout rénovés pour y voir quelque chose.
En attendant, nous avions en tête aussi ces quelques lignes sorties d'un guide de 1929, New York Panorama: «Voilà les visages des enfants de la cité: patients et furieux, déments ou indestructiblement calmes; implacables, vaniteux, distraits; désabusés et solitaires ou ennoblis par une infinie sollicitude pratique pour leur prochain. La ville est à la fois pour eux compagne et mère, maîtresse d'école et bourreau.»
Évidemment, depuis 1929, bien des choses auront changé. Pour autant, ces mots faisaient écho et instruisaient notre regard: Central Park où les New-Yorkais oublient leurs frénésies pour y faire l'expérience de la flânerie et de la perte de l'orientation, surtout quand manque la boussole du soleil; City days où le quotidien mêle encore les enfants de la cité / enfants du monde entier, aux immeubles, camions, taxis jaunes, arbres entêtés de pousser tout de même; la nuit où tout devient scène et Limelight: Broadway dont les débordements de néons tranchent avec les chiches éclairages jaunâtres des autres quartiers, sauf des îlots de lumières où s'agglutinent des ombres et des fantômes; et pour la troisième fois un retour sur le titanesque chantier du World Trade Center, ci-devant Ground zero, où se comblent peu à peu les fondations et où surgissent les premières poutrelles aériennes. Voilà donc les quatre épisodes de notre diaporama Manhattan, juin 2009.
La vie aidant, nous donnerons une suite à cette quête photographique dans New York en octobre prochain, et dont vous retrouverez les huit premiers albums de 2007 et le diaporama de 2008 dans la section Images du dossier Manhattania.

© Photographie: Manhattania. Maurice Darmon, Hudson Riverside, 2009. Voir aussi nos Images.