Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


dimanche 15 mai 2011

2012. Gauche (2): chambre sans vue




Dans mon souvenir de quasi-septuagénaire, jamais le président de la République n'a connu un tel discrédit, jamais la droite supposée libérale n'a été autant divisée et disqualifiée. Ni en 1958, à la fin de la Quatrième République où René Coty occupait des fonctions décoratives, ni en 1981, à la veille de l'élection du seul président de gauche de notre histoire et dont chacun s'affaire à célébrer magiquement la gloire.

Et dans cette situation inespérée, voilà deux ans que le parti socialiste, sans qui rien de légal ni pour l'instant de légitime ne peut advenir, préfère compter sur ce seul discrédit pour engranger mécaniquement les voix des mécontents. Il semble donc aveugle sur deux points pour lesquels il suffit d'une perspicacité minime:

Au petit jeu du glanage — ce qui s'appelle en ce moment le «populisme» — d'autres sont historiquement présents avant lui, et bien plus efficaces: le tiers des jeunes de moins de trente ans et une petite moitié des ouvriers ont l'intention de voter pour l'extrême-droite. Si on ajoute tous ceux qui, pour des raisons différentes, auront beaucoup de mal à rejoindre les socialistes dans leur mise en scène actuelle, à savoir ceux qui se reconnaissent dans l'extrême-gauche, au mieux une provisoire force d'appoint chère à l'achat, et les abstentionnistes, considérés de façon tout à fait illusoire comme une réserve où puiser alors qu'ils sont l'expression d'un profond choix politique non analysé, l'écrasante majorité du corps électoral — les mécontents justement — échappe donc durablement aux socialistes. Notons que nous n'avons même pas comptabilisé là les indéfectibles du président actuel.

• Conjoncture économique européenne et politique internationale aidant, pays après pays, l'extrême-droite conquiert notre continent (bilans largement aggravés depuis nos billets du 29 avril et du 24 septembre 2010) pour démontrer sa prétention à être partout un parti de gouvernement et, hors d'Europe et sous une forme spécifique, elle ne sera pas davantage absente de la recomposition politique des pays arabes par exemple. Dans la mesure où personne, ni à gauche ni à droite, ne démontre — ou simplement ne prétend — que le futur appartient à ceux qui donnent leurs chances au langage et à l'intelligence lucide, l'extrême-droite a toute latitude pour se présenter comme une force d'avenir, radicale si ce n'est révolutionnaire, et rassurante en même temps par ses fantasmes d'autarcie et d'autorité. L'une des erreurs des contempteurs modernes du fascisme est d'avoir pris Mussolini pour un pitre.

Mais le personnel socialiste préfère reconduire le jeu suicidaire des primaires à un euro — combiné à l'absurde «Tout sauf» qui conduisit au désastre de 2002 —, une formidable entre-tuerie de tous ses dirigeants devant une droite qui n'en espérait pas tant, qui a provoqué en 2007 une défaite historique, là où ils avaient toutes leurs chances. Et au lieu de tenter de redéfinir ce qu'être Français veut dire, ce quarteron préfère à coups d'études et de sondages, calculer qui séduire et par quel être providentiel, au prix de ses valeurs et son histoire — travailleurs, ouvriers et paysans, laïcité, résistance bientôt — que personne ne peut reprocher à l'extrême-droite de capter et de pervertir habilement, puisque la place est vide et qu'il lui faut des habits neufs. Quant à l'écologie politique, une des pistes fondamentales de l'avenir, un autre duo promet de s'en occuper, par d'aussi pitoyables primaires, à dix euros celles-là.

Mais voilà: en cette soirée du 14 mai 2011, l'attente impuissante de l'homme providentiel a fait définitivement long feu à l'hôtel Sofitel de Times Square, chambre 2086, une suite à trois mille dollars la nuit qui s'est à jamais refermée sur son insolent occupant. Si d'aventure les vaincus de cette tactique suicidaire crient au complot américain afin de s'éviter du travail, c'est que, dans l'attente du prochain Messie, ils sont alors si désemparés qu'ils s'imaginent nous convaincre que l'élection présidentielle française intéresse en ce moment davantage Barack Obama, le FBI ou les juges et les commissaires de Manhattan qu'eux-mêmes. Ultime aveuglement donc, car en matière de théories du complot, ils ont aussi quelques tours de retard sur ceux que, pour notre malheur, ils contribuent puissamment au moins depuis 2002 à installer au pouvoir en France.

© Maurice Darmon: Times Square, nuit. Tiré de New York Dark Side.