Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


dimanche 26 juin 2011

Le Mépris: La maison de Malaparte




«Le roman de Moravia est un vulgaire et joli roman de gare, plein de sentiments classiques et désuets, en dépit de la modernité des situations. Mais c'est avec ce genre de romans que l'on tourne souvent de beaux films. J'ai gardé la matière principale et simplement transformé quelques détails. Le sujet du Mépris, ce sont des gens qui se regardent et se jugent, puis sont à leur tour regardés et jugés par le cinéma.» Telle est, en décembre 1963, la déclaration d'intentions de Jean-Luc Godard sur son film, a priori ou a posteriori, qui le dira jamais.

On connait assez bien la genèse générale du roman de Moravia: dans des confidences à Enzo Siciliano, il avait précisé que le sujet du livre lui avait été inspiré par l'écrivain sicilien Vitaliano Brancati qui avait travaillé dans le cinéma pour pouvoir offrir une maison à sa femme, qui le quitta le jour même où il put la lui acheter. D'autre part, Moravia dit avoir assisté Mario Camerini en 1953 pour le tournage d'Ulysse, avec Kirk Douglas et Silvana Mangano.

Quant à la maison elle-même, que Malaparte appelait casa come me («maison comme moi»), bec rouge en cap sur la mer de Capri, on peut penser que Jean-Luc Godard l'a choisie pour les seules qualités photogéniques du lieu. En fait, Charles Bitsch trouva la villa, léguée par l'auteur de La Peau à la République populaire de Chine pour le repos de ses intellectuels fatigués, testament contesté par les héritiers de l'écrivain, et négocia difficilement et chèrement la levée des scellés pour le tournage, qui dura six jours. On sait moins que Roberto Rossellini, l'auteur de Voyage en Italie dont Le Mépris est d'abord le formidable et explicite remake avant même d'être une adaptation littéraire, y avait fait une retraite amoureuse avec Roswitha Schmidt en août 1946. Dans son livre Les aventures de Roberto Rossellini (Léo Scheer, 2005), Tag Gallagher évoque le souvenir de Roswitha sur les conversations de son amant avec leur hôte. Le bonheur d'un repérage en quelque sorte? Mais vieille taupe, l'histoire a ses ruses et les choses sont de fait plus compliquées.

En effet, dans les années Trente, le jeune directeur du journal La Stampa, Curzio Malaparte appréciait suffisamment Alberto Moravia, le futur auteur du «roman de gare» Il Disprezzo d'où Godard a tiré son film, pour l'envoyer en Angleterre, avec mission de lui procurer des articles pour son journal. Et le livre de Maurizio Serra, Malaparte, vies et légendes (Grasset, 2011) nous rappelle que Il Disprezzo n'est que le développement devenu autonome d'une partie d'un roman oublié, dont on a retrouvé le manuscrit il y a quelques années et qui a été publié en 2007, chez Flammarion, sous le titre Les deux Amis. Deux amis, qui sont deux hommes opposés idéologiquement, l'un communiste et l'autre fasciste: autrement dit, Alberto Moravia et Curzio Malaparte lui-même.

Tant de choses que Jean-Luc Godard ne savaient pas, de ces involontaires ou inconscientes voyances pourtant qui sont le grand secret de l'art et, qu'on le veuille ou non, donnent toujours à l'art et à l'artiste le dernier mot.

© Photographie: Maurice Darmon, Capri 2010, de l'album Naples, Pâques 2010.

samedi 25 juin 2011

La Grèce et l'enfant




Nous écrivions le 2 juillet 2010, dans Vers l'implosion Ponzi:

«À travers la crise grecque — une métaphore de l'état de notre monde — ladite "coordination mondiale" a trouvé 500 milliards d'euros plus 250 du FMI (présidé par un éminent représentant de la gauche française, rappelons-le en passant) pour que les États puissent payer leurs dettes vis-à-vis des banques, qui, ainsi refinancées, peuvent, si elles le veulent — mais pourquoi diable ne le voudraient-elles pas, puisqu'elles en fixent règles et conditions? — prêter aux États qui les leur rendront avec intérêts, avec de l'argent qu'ils n'ont pas et qu'ils emprunteront donc à nouveau. Avec l'accord théorique, politique et pratique de tous les gouvernants, dirigeants, décideurs et prescripteurs d'opinion, chaque emprunt est en somme garanti par un emprunt suivant, nécessairement plus élevé. La belle invention que voilà, nous rappellerait Charles Ponzi, l'homme qui trompa même Mussolini et s'envola vers le Brésil avec la caisse de l'État fasciste.»

À peine un an plus tard, nous y voilà. Entre temps, les mots ont continué de souffrir et les peuples avec eux: des mouvements de masse importants dans divers pays aussitôt qualifiés de «révolutions», comme si les choses étaient déjà jouées et sans doute avec pour effet de contribuer à les exorciser, histoire que les affaires puissent reprendre leur cours; et aujourd'hui, dans une même inflation et dans une même perversion verbale, les journaux bruissent de «faillite», de «dépôt de bilan» de la Grèce, comme si un pays n'était au fond qu'une vulgaire entreprise, appelée à payer ou à disparaître, selon les solutions chères au Père Ubu, si grand spécialiste du croc à phynance qu'il finit par trouver plus simple de dissoudre le peuple. Alors que, pour parler vrai, il suffirait de dire que le FMI et l'OCDE, suivis en cela par la Commission Européenne ont épousé clairement la cause des puissances financières, ou n'ont pas pu empêcher de se la laisser imposer, peu importe: ces dogmatiques libéraux ultra qui, pour le dire avec l'économiste Christophe Ramaux, maître de conférences à Paris-I, ont «clairement conduit le monde au bord du précipice, ce qui a provoqué du chômage mais aussi de la dette publique» et «c’est au nom de cette dernière qu’ils entendent mener une offensive sans précédent contre l’État social, afin d’asseoir un modèle dont la faillite est pourtant avérée» (article complet en PDF).

On se souvient: en octobre 2009, le gouvernement socialiste grec révélait qu'avec la complicité des agences de notations, le gouvernement précédent avait truqué les statistiques. Une falsification qui suffirait à disqualifier définitivement tous les experts économistes de nos gouvernements puisqu'ils ont été incapables de la débusquer, et pourtant ils parlent encore, plus mal que jamais. On peut disposer ici d'un clair historique. Pour aller à l'essentiel, les prêts évoqués dans notre note précédente ne suffisant plus, voilà que l'Union Européenne et le FMI exigent un nouveau plan d'austérité et un immense plan de privatisations: à part les monuments et les sites, on ne voit d'ailleurs pas pourquoi, sont privatisables au moins les transports, l'énergie, l'eau, les banques évidemment et les télécoms, liste non exhaustive.

Que l'austérité précédente (hausse de la TVA, baisse du salaire des fonctionnaires, gel des retraites, suppression du treizième mois), n'ait pu qu'aboutir à des baisses immédiates du pouvoir d'achat, et donc aggravé la récession économique, un enfant pouvait le prévoir. Tandis qu'un magasin sur trois a fermé en un an, que le chômage s'est envolé, les agences de notation largement complices des falsifications ont joué les pères Fouettard avec leurs mentions auto-réalisatrices, les banques se sont effarouchées, c'est en ce moment leur seconde nature. Et le même enfant peut également prévoir dès aujourd'hui que les privatisations à la va-vite vont se transformer en une braderie que se partageront les puissances financières en vue d'immédiats rendements. Et dans un mois dans un an, toujours moins d'argent, moins d'emploi et, en prime, leur État privé des revenus qui auraient pu naître d'un secteur public mieux géré, «les Grecs» devront trouver à nouveau des prêteurs pour courir après une dette qui continuera à s'aggraver.

Nous voilà abreuvés de chiffres apocalyptiques et désespérants: la dette est de 350 milliards, soit 150 % du PIB, il faudra cent ans à des taux de croissance impossibles pour que la Grèce s'en sorte. Et, remarque en passant, l'ensemble des privatisations ne pouvant au mieux rapporter que 22 milliards (parions ici qu'il en rapportera beaucoup moins sans parler de la perte sèche de revenus dans l'avenir), il faudra en trouver encore au moins cent trente, et ce, dans les mois qui viennent. Crise de liquidités, crise de solvabilité, défaut de payement, tous ces mots et tous ces chiffres pour nous démontrer que la catastrophe est là, mais qui n'a pas compris, et depuis bien longtemps? Reste un peuple qui tente de se rappeler à notre souvenir, et bientôt deux ou trois autres qui pour le moment ne parviennent, au mieux, qu'à s'indigner, dans l'été européen.

Tout en se demandant s'il n'est pas déjà bien tard, ce même enfant qui peut aussi expliquer à certains professeurs et ministres la réalité du changement climatique, non point à une échéance de cent ans mais de dix ou vingt de façon sûre, connaît les solutions qui s'imposent:

• Tôt ou tard, quoi qu'en disent les autorités grecques, les créanciers devront renoncer à une partie de leur dette.

• Au lieu de faire miroiter au peuple grec une misère noire, l'Union Européenne devra employer ses fonds à des investissements industriels de moyen et de long terme. La Chine l'a compris depuis au moins un an: elle achète massivement à la Grèce des bons du Trésor, c'est-à-dire de la dette, et investit là-bas pour les décennies futures. Elle a déjà acquis le port du Pirée, et s'apprête à investir massivement dans le tourisme.

• Politiquement enfin, cette crise étant d'abord une crise des recettes plus que des dépenses, au lieu de continuer à raconter des contes à dormir debout à son peuple et à nier les évidences, le gouvernement grec, celui-là ou un autre, doit engager d'urgence une réforme fiscale qui fasse payer clairement ce que les classes aisées volent à leur pays, le tiers du PIB a elle toute seule, sous la forme d'économie informelle. Quant à l'évasion fiscale, elle est estimée à 340 milliards d'euros, soit la totalité de la dette grecque. Exactement comme les sommes volées par Ben Ali représentaient la totalité du déficit commercial de la Tunisie. Exactement aussi récupérables que l'argent volé par le poète sanguinaire libyen au peuple qu'il persécute.

Alors les enfants pourront commencer à espérer.

© Georges Rouault: Exposition Au pays du père Ubu, Galerie Yoshii, Paris, mai-juin 2011.

mardi 21 juin 2011

Judaïciné, le site du cinéma israélien



Il n'est pas besoin d'être cinéphile pour être étonné de la durable vitalité du cinéma israélien. Par conviction subjective et l'intuition de suivre la maturation d'un véritable auteur, nous nous attachons à commenter le travail de Raphaël Nadjari qui, après ces cinq premiers films, a longuement œuvré à une Histoire du cinéma israélien, et qui devrait bientôt nous donner son prochain film.
Xavier Nataf, directeur du festival Regards sur le cinéma israélien, dont la douzième édition vient de se terminer à Marseille, anime Judaïciné, un site entièrement consacré à ce cinéma et à ses artistes et créateurs en direction des lecteurs, des spectateurs et des professionnels du cinéma. On y trouvera les annonces des nouveaux films, de différents événements sur ce sujet: festivals, parutions en librairie et, en liaison avec l'autre site de culture Akadem, que nous avions découvert il y a deux ans déjà, ils proposent un magazine mensuel tout en images sur le sujet: on peut accéder directement ici à son premier numéro, ou par cette page du site lui-même qui présente rapidement les contenus de la revue. Le site propose enfin un certain nombre d'émissions radio, entretiens et commentaires.
Tenus très soigneusement à jour, ces deux sites ne peuvent que nous instruire et nous charmer, de découverte en découverte.

© Photogramme: Sasson Gabai et Ronit Elkabetz dans La visite de la fanfare d'Eran Kolirin (2007).

mercredi 15 juin 2011

Iran, deux ans déjà




Le 12 juin 2009, il y a déjà deux ans, les rues iraniennes protestaient contre la frauduleuse réélection de l'imposteur et dictateur iranien. C'est là — et pas seulement selon nous — le vrai début du mouvement qui s'est développé ensuite dans les pays musulmans et qu'on a nommé à tort le «printemps arabe». Pour la première fois en pays musulman, toute une population s'est dressée contre son gouvernement, a mis en évidence sa nature sanguinaire, accaparatrice et corruptrice, et montré qu'il n'y avait pas de fatalité musulmane à être traités comme des chiens. Le dictateur iranien a simplement montré à tous les autres, le Lybien, le Syrien, que la seule voie possible pour se maintenir au pouvoir était d'entrer en guerre ouverte contre son propre peuple, fusiller dans les rues, pendre sur les places publiques, torturer dans les prisons. À ce point que la Fédération internationale des Droits de l'Homme révèle que l'Iran a désormais dépassé la Chine pour le nombre d'exécutions par habitant.

Quant à ce qui restait d'opposants politiques, pour ne citer que les noms des dirigeants du mouvement vert, les fort modérés Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, tous deux ex-candidats vaincus de la présidentielle, ne sont toujours pas libres de leurs mouvements dans leur pays. Les réseaux sociaux ont appelé à célébrer ce deuxième anniversaire dans la capitale mais ils se sont heurtés à des milliers de policiers et de miliciens islamistes.

Il reste que c'est bien ce 12 juin 2009 qu'ont été inaugurées les formes nouvelles de mobilisation et de transmission mondiale de l'information, sur l'état des forces et la violence incontestable des répressions: téléphones portables, twitters, réseaux sociaux. Tout ce qui ces derniers mois nous a étonnés par leur vigueur, leur inventivité, mais aussi hélas leurs faiblesses, a été inventé en Iran il y a deux ans, on ne s'en souvient déjà plus assez.

© Probablement Neda Agha-Soltan, née en 1982 et tuée par la milice bassidji le 20 juin 2009. Photographe non identifié, tous droits réservés. Fréquenter régulièrement le blog D'Armin Arefi: Dentelles et Tchador.

lundi 6 juin 2011

Disparition des abeilles, la fin d’un mystère




Les abeilles disparaissent depuis 20 ans et massivement depuis août 2007. L’hécatombe dans certaines ruches d’Amérique du nord, d’Europe ou d’Asie est si violente que certains arbres ne donnent plus de fruits, faute de pollinisation. Les pertes atteignent parfois 80% des colonies. Les apiculteurs découvrent des ruches vidées de leurs ouvrières, ou parfois un tapis de cadavres. Cette disparition touche aussi bien les abeilles domestiques que les butineurs sauvages.

Or, 80% des végétaux de la planète dépendent du travail des butineuses. L’industrie agro-alimentaire réalise soudain que les abeilles, en pollinisant les fleurs, sont les garantes d’une bonne récolte: l’agriculture dépendant de ces formidables pollinisatrices, représente 153 milliards d’euros dans le monde. Partant de la scène d’une disparition massive d’abeilles dans un rucher, Le film de Natacha Calestrémé Disparition des abeilles, la fin d’un mystère déroule l’enquête, comme pour une énigme criminelle, à la recherche des différentes hypothèses sur la mortalité des abeilles. La disparition des abeilles n’est pas due à une multitude de causes mais à un coupable bien précis. Et le phénomène s’accroît d’année en année. L’environnement des abeilles est aussi le nôtre. Il est grand temps de s’en préoccuper.

Qui est responsable de cette disparition? Insecticides? Monocultures? Ondes radio? Varroa destructor (acarien parasite de l'abeille)? Le Nosema (un champignon) ou un virus? Natacha Calestrémé interroge de nombreux spécialistes du sujet: Jean-Daniel Charrière, chercheur au centre Agroscope Liebefeld-Posieux; le professeur Hans-Hinrich Kaatz de l’université de Halle en Allemagne; le docteur Luc Belzunces de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA); Marc-Édouard Colin, chercheur chez SupAgro; ou encore Jean-Marc Bonmatin, chercheur au CNRS.

Diffusé sur France 5 le 21 mars 2009, ce film est disponible ce 7 juin dans la collection de grands documentaires engagés Doc Citoyens des Éditions Montparnasse, dont nous continuerons à commenter ici le travail cinématographique important dans de multiples directions.

© Photographie: Maurice Darmon,
Bestiaire urbain. En 2005, nous réalisions fréquemment ce type d'images dans notre jardin. On peut en voir d'autres dans notre diaporama. Six ans après, elles sont devenues un souvenir, malgré la multiplication et la diversification de nos plantations, sans aucun produit évidemment.