Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mardi 2 avril 2013

Jorge Luis Borges aux Éditions Montparnasse




    Dans leur collection Regards, les éditions Montparnasse publient ce 2 avril un luxueux et abondant coffret de trois DVD pour sept heures d'entretiens réalisés en janvier 1972 entre Suzanne Bujot et George Luis Borges. Ce sera la première émission à l'ORTF d'une longue série de cent cinquante portraits sous le titre Les Archives du XXe siècle, pour une collection largement inédite dirigée par Jean-José Marchand, conservée en négatifs 16 mm aux Archives françaises du film CNC de Bois d'Arcy et en cours de numérisation par les services de la SFP.

    François Gaudry, qui a longtemps vécu au Mexique est un spécialiste de littérature espagnole et sud-américaine. Sa longue activité de traducteur permet aujourd'hui aux lecteurs francophones d'accéder à de très nombreux écrivains majeurs de cette sphère culturelle, comme Guillermo Arriaga, Alberto Manguel, Leonardo Padura, Jorge Ibargüengoitia, Eduardo Gallarza, Andres Barba, Enrique Serna, Luis Sepulveda, Francisco Coloane, Karla Suarez, ou Paco Ignacio Taibo.

    Il présente aujourd'hui ce coffret Jorge Luis Borges / Archives du XXe siècle pour nos lecteurs.

    Le maître conteur de Buenos Aires. — Il est assis, élégant dans un beau costume sombre, la cravate impeccablement nouée, tenant dans une main sa canne; de ses yeux aveugles il fixe son interlocuteur, ou peut-être au-delà, son sourire parfois se fige étrangement, il se tait quelques secondes puis reprend le fil de la parole, de sa voix chaude, légèrement métallique, dans un français parfait aux inflexions hispaniques, prenant un plaisir manifeste à manier l’imparfait du subjonctif ou à réciter des vers d’Apollinaire gravés dans sa mémoire. 

    Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo est né à Buenos Aires en 1899. Pendant ces six heures cinquante d’entretien, l’auteur de Fictions raconte l’Argentine, la sienne, les livres et Buenos Aires, dont il avoue ne connaître que quelques quartiers. L’enfance est marquée par les récits guerriers de la tradition familiale, entre autres la mort du colonel Francisco Borges: «En 1874, lors du combat de La Verde, voyant la bataille perdue, il monta sur son cheval, revêtu d’un poncho blanc et s’avança lentement vers les tranchées, les bras en croix et se laissa tuer». Cette nostalgie d’une vie épique, agitée, héroïque, violente apparaîtra dans ses poèmes et ses nouvelles. Seule l’imagination et l’écriture l’arrachent à sa vie sédentaire. «J’ai des deux côtés de ma famille des ancêtres guerriers; cela peut expliquer mes rêves de destinée épique que les dieux m’ont refusée, sagement sans doute.» Le père, d’ascendance anglaise, l’initiera à la littérature et à la philosophie: «Quand j’étais encore tout petit, il m’expliqua en se servant d’un échiquier, les paradoxes de Zénon —Achille et la Tortue—, le vol immobile de la flèche et l’impossibilité du mouvement».

    Étrange relation de Borges avec les langues. Et d’abord avec l’espagnol «une des langues les plus pauvres du monde». Mais il ne renie pas l’espagnol que parlent les Argentins, «une langue plus calme que l’espagnol, une respiration différente». Don Quichotte? Oui, mais «lorsque je l’ai lu dans le texte, cela m’a semblé une mauvaise traduction». L’anglais est sa langue de prédilection: «Ma connaissance de l’anglais est moins parfaite que mon ignorance du russe» se plaît-il à dire.  Et le français: «Ignorer le français signifiait être analphabète pour les Argentins». Hugo, Verlaine, dont il récite des vers, sont parmi ses poètes préférés, ainsi que Paul-Jean Toulet, dont il déplore que l’on ait oublié les Contrerimes. Borges évoque d’autres figures d’écrivains, Faulkner, Virginia Woolf, Michaux, Kafka, qu’il traduisit, et les conférences qu’il donna à travers le pays sur Melville, Hawthorne, Thoreau, Poe, Whitman, mais lui qui ne sombre jamais dans l’excès semble avoir éprouvé une aversion particulière pour Rabindranath Tagore —«pompeux»— ou pour Pablo Neruda: «pas un mot contre Perón dans le Chant général». Perón, le nom honni est prononcé: le «dictateur», la «canaille», le «cauchemar». «En 1946, un président dont je ne veux pas me rappeler le nom vint à la présidence. Un jour, peu après son accession au pouvoir, je fus honoré de la nouvelle que j’avais été renvoyé de la bibliothèque [où il travaillait] pour être “promu“ à l’inspection de la volaille et des lapins sur les marchés publics.» Sa sœur connaît «l’honneur» d’être emprisonnée, sa mère d’être assignée à résidence. En 1955, le gouvernement est renversé et Perón se réfugie en Espagne franquiste. La même année, Borges, devenu aveugle, est nommé directeur de la Bibliothèque nationale, étrange destin qu’il évoquera dans le Poème des dons:

Que personne n’abaisse au niveau du reproche
Ou des larmes cette affirmation de la maîtrise
De Dieu, qui avec sa magnifique ironie
Me fit don, à la fois, des livres et de la nuit.

    Ce sont là quelques jalons de ces passionnantes six heures d’entretien avec un des plus grands et des plus singuliers écrivains du XXe siècle, que l’on écouterait plus longtemps encore, tant son gai savoir et son humour sont un enchantement. — François Gaudry.

    Photographie: Jorge Luis Borges © Eduardo Comesaña.