Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 28 janvier 2013

Pinar Selek: quinze ans de combat


    «Si on me demande où j'en suis, je réponds que je tiens bon la barre, que j'ai appris à jouer avec les vents qui m'ont d'abord déroutée. Mais je ne peux pas mettre le cap sur le lieu dont je parle, le pays qui me manque.» — Pinar Selek, Loin de chez moi... mais jusqu'où? mars 2012, éditions de l'iXe. 

    Pinar Selek est née en 1971 à Istanbul, d'une pharmacienne et d'un avocat, engagé dans la lutte pour les droits de l'Homme, lui-même fils de Haki Selek, militant révolutionnaire à la fondation du Parti des Travailleurs de Turquie (TIP). Tandis que son père est arrêté et emprisonné durant cinq ans après le coup d'État militaire de 1980, Pinar est scolarisée au lycée Notre-Dame-de-Sion.

    En 1992, elle entreprend des études de sociologie à l'Université d'Istanbul et cofonde l'Atelier des Artistes de Rue, pour étudier principalement des enfants et des divers déshérités et marginaux de la ville: monde de la prostitution, des SDF, des Tziganes, des étudiants, des femmes au foyer. Son important article «Travailler avec ceux qui sont en marge» théorise ses raisons de ne pas écrire sur eux. Jusqu'à son mémoire de 1997 sur et avec les transsexuels et travestis, publiée en 2001 sous le titre: Masques, cavaliers et gonzesses. La rue Ülker: un lieu d'exclusion. Ses études militantes de terrain s'orientent alors vers la question kurde en vue d'un projet d'histoire orale.

    Le 11 juillet 1998, la police l'arrête et la torture pour obtenir les noms des personnes avec qui elle a mené ses entretiens. Devant sa résistance, elle est alors accusée d'avoir participé à l'attentat du 9 juillet 1998 dans le marché aux épices d'Istanbul, qui fit sept morts et plus de cent blessés. Les experts ont beau établir qu'il s'agissait d'une explosion accidentelle d'une bouteille de gaz, la police et la justice s'acharnent désormais sur Pinar. Pendant son emprisonnement jusqu'en décembre 2000, elle écrit des textes, tous confisqués. Elle organise ensuite des mobilisations féminines pour la paix, fonde Amargi, association contre les violences faites aux femmes qui ouvre la première librairie féministe stambouliote et une revue du même nom, dont elle est toujours rédactrice en chef.

    Après son acquittement en 2006 au procès qui établit l'utilisation de la torture et du faux témoignage contre elle, la Cour de cassation fait appel du verdict. Pinar Selek travaille alors sur le militarisme, le nationalisme et les exploitations violentes. En 2008, elle publie Devenir homme en rampant, sur le rôle du service militaire dans la construction de la masculinité.

    Après son second acquittement en 2008, la Cour de cassation fait un nouvel appel qui incite Pinar Selek à s'exiler à Berlin où elle écrit son roman, L'Auberge des passants, publié simultanément en Turquie et en Allemagne en 2011. Après son troisième acquittement et un nouvel appel en cassation, Pinar réside à Strasbourg,  la 12e Cour pénale d’Istanbul vient de la condamner ce 24 janvier à la prison à perpétuité. Elle sera extradée vers la Turquie si la France ne lui accorde pas très bientôt l'asile politique, qu'elle a aussitôt demandé.

    En mars 2012, les éditions iXe ont publié un premier texte en français «Loin de chez moi... mais jusqu'où?» en attendant la prochaine publication de son roman aux éditions Liana Lévi. On peut contacter le ici le collectif de solidarité avec Pinar Selek en France

    © Photographie: Pinar Selek, site de soutien à Pinar Selek.

jeudi 24 janvier 2013

Florence Cassez est libre


    8. Jeudi 24 janvier 2013. — Florence Cassez est libre. À sept reprises, depuis 2008, nous avons écrit ou filmé contre ce déni de justice, évident dès le premier jour, nous reproduisons ci-dessous cette petite chronique. Il est temps pour cette femme de retrouver sa vie personnelle et son cours intime.

    Reste ce mystère, qu'occulte la réception médiatique de sa libération: ce long silence, sinon même ces hurlements avec les loups de ceux qui auraient dû être en première ligne dans ce combat pour la justice la plus élémentaire? Et si Staline avait définitivement théorisé une pratique qui n'est pas seulement celle des dictateurs, mais de trop de bonnes âmes: «Qui n'est pas avec moi est contre moi»?



     7. Samedi 8 décembre 2012. — Nous accompagnons Florence Cassez depuis son arrestation. Ce 8 décembre 2012, elle entame sa huitième année de prison au Mexique. Nous lui dédions ce petit montage réalisé aujourd'hui même.


    © Maurice Darmon / 202 productions, op. 40, 2'37.



    6. Vendredi 23 mars 2012. Voilà bientôt quatre ans que nous tenons cette chronique autour de la détention de Florence Cassez, commencée le 8 décembre 2005. Avoir la curiosité et la patience de la parcourir à nouveau pour retrouver comment, depuis le premier jour, un certain nombre de faits continuent à s'imposer:

    • La Constitution a été violée, les lois élémentaires ont été bafouées, la police a fabriqué des preuves et, aidée par la presse et la télévision, a organisé une mise en scène pour son arrestation, et depuis, l'intervention politique personnelle des plus hautes instances de l'État mexicain est patente.

    • Sa libération aujourd'hui est au cœur de conflits politiques internes à la veille des élections présidentielles comme le montre clairement Patrice Gouy dans cet entretien en date du 21 mars dernier: au bord du gouffre, le président Calderon devrait se désavouer de ses intentions précédentes, démettre son ministre de l'intérieur, affronter sa police, ouvrir un débat d'ensemble sur le fonctionnement de la justice qui de toute façon s'imposera au futur pouvoir mexicain.

    Au Mexique d'abord: ce mercredi 21 mars, sur les cinq juges de la Cour suprême, deux ont voté pour la libération de la Française, deux pour un procès en révision et un seul a voté contre. Même s'il manquait une voix pour qu'elle fût libérée, quatre magistrats sur cinq ont reconnu que ses droits ont été clairement déniés. Du point de vue politique, Enrique Pena Nieto, candidat du parti révolutionnaire institutionnel et favori des sondages, a déjà dit qu’il était favorable à un recours judiciaire. Même si la route demeure longue et incertaine, quelques lueurs s'entr'ouvrent pour que justice soit clairement rendue à madame Cassez.

    Mais en France: l'autre constante de cette affaire durant toutes ces années est le remarquable silence de tous ceux dont l'engagement est de défendre les droits de l'homme, sauf pour mettre en doute sans preuves les déclarations d'innocence de Florence Cassez, d'instiller sans fondements le trouble dans les consciences et de souligner la supposée indécence de ceux qui selon eux, instrumentaliseraient l'affaire. Avant de brandir commodément ce pseudo-concept d'«instrumentalisation», où sont exactement les protestations, campagnes, actions réelles des associations de défenses des droits de l'homme? Où, noir sur blanc, les forces de l'alternance politique ont-elles produit analyses et surtout perspectives autour de ce cas? Est-il suffisant pour celui qui sera peut-être, au nom de tant de valeurs dont nous espérons tant la claire réaffirmation, de dire:

    «C’est une profonde déception d’apprendre que Florence Cassez reste en prison, après l’espoir suscité ces dernières semaines par les déclarations d’un des juges qui pointait les errements de l’enquête. Je pense ce soir à Florence, à ses parents Bernard et Charlotte, à tous ceux qui soutiennent Florence et se mobilisent sans relâche depuis six ans. Je souhaite que la justice mexicaine trouve dans les plus brefs délais le chemin de la vérité qui permettra à Florence d’être libérée.»

    En l'absence d'une véritable analyse et proposition politique, comment contester à d'autres la façon dont ils utiliseraient l'affaire si l'occasion s'en présentait?



    5. Vendredi 11 février 2011. Ainsi, la cour de Cassation a écarté toute possibilité de changer le cours des choses pour notre concitoyenne Florence Cassez. Les faits et les falsifications sont connus, il suffit de relire notre suite de textes reprise ci-dessous. Ce qui s'est passé à Amparo, siège de la Cour de cassation, est la triste continuation — elle y voit une conclusion —, du déni de justice: violations manifestes de la Constitution mexicaine, fabrication de fausses preuves reconnues en leur temps par les responsables, mépris de nombre d'accords consulaires. Maître Berton, avocat de Florence Cassez, assure avoir été informé de la décision de la Cour confirmant la condamnation de sa cliente à soixante ans de prison, un quart d'heure avant l'ouverture de la session. Les magistrats étaient à ce point sûrs de leur impunité qu'ils n'ont même pas pris soin de sauver les apparences. C'est que, lorsque le président français tenta de faire transférer la prisonnière en France, le président Felipe Calderón s'était personnellement engagé à la télévision à tout faire pour l'empêcher de quitter le Mexique. La preuve est ici clairement administrée de la servilité politique de la justice mexicaine.

    Ce qui demeure tout de même préoccupant est la discrétion et la mollesse des défenseurs français des Droits de l'Homme dans ce dossier. Depuis cinq ans que dure cette affaire, Sur laquelle Le Monde fit si longtemps silence ou entretint la suspicion (cf. infra 1: Mardi 18 novembre 2008. Florence Cassez a trente-quatre ans), de larges pans de l'opinion mexicaine elle-même se sont convaincus du scandale, malgré leur président: ainsi l'Église catholique du Mexique ou Ignacio Morales Lechuga, ancien procureur général (équivalent de notre ministre de la Justice), ne se sont pas contentés de dénoncer le faux procès mais ont même dit leur conviction de «l'innocence absolue» de Florence Cassez.

    Ici, au pays de Florence Cassez, les interventions d'indiscutables démocrates se comptent. Et si cet aveuglement aux malheurs de cette femme venaient du fait que les amis de la liberté et de la démocratie sont actuellement prisonniers d'une stratégie qui vise surtout à attaquer par tous les moyens, nobles et ignobles, ceux qu'il convient en effet de remplacer, et à couvrir d'une haine et d'une hostilité systématique une incapacité à se constituer en alternative positive crédible? En un mot, faut-il se mobiliser pour Florence Cassez ou faut-il mettre une sourdine sur cette femme et cette affaire pour éviter de parler comme le président et son ministre des affaires étrangères, surtout quand l'actualité permet de les brocarder autrement? Car nous nous contenterions de quelques mots, histoire d'appuyer les seuls recours qui restent à Florence Cassez, mais qui lui prendront encore de longues années, devant la Cour suprême, la Cour interaméricaine des droits de l'homme ou la Cour internationale de Justice de la Haye. Personne ne leur demande d'aller chercher Florence Cassez lors de leurs prochaines vacances au Mexique.



    4. Mardi 8 décembre 2009. — Florence Cassez entame aujourd'hui sa cinquième année de prison. Il semblerait que certains journaux mexicains commencent à s'émouvoir de certains dysfonctionnements du système judiciaire de leur pays, dont ils sont censés être les consciences vigiles. Voici en tous cas des nouvelles de madame Cassez, par un article d'Éric Dussart publié dans La Voix du Nord du 12 novembre 2009, Nord dont la jeune femme est originaire.

    Visite à Florence Cassez et son combat désespéré. —
 
Frank Berton vient de passer cinq jours à Mexico, auprès de sa cliente détenue dans la prison pour femmes de Tepepan, où elle purge une peine de soixante ans. Florence Cassez, très éprouvée, ne cachant plus la profondeur de son désespoir, se raccroche à son avocat pour crier encore son innocence. Entre luttes politiques, corruption et influences mafieuses, le combat continue.

    

Il fait froid, en ce début novembre, dans le Centro femenil de readaptacion social de Tepepan, un faubourg populaire de Mexico. Florence Cassez a les traits tirés qu'un léger maquillage n'arrive plus à cacher. On lui voit désormais quelques cheveux blancs. «J'ai renoncé à les teindre. À quoi bon?...» Frank Berton n'aime pas ces allures de renoncement et le lui fait doucement remarquer, mais elle accumule les problèmes. Elle montre une partie de son dos, mangé de piqûres suintantes — des punaises, probablement.



    «Le pénitencier de Santa Marta (où elle a passé les quelques semaines les pires de sa vie) tombe en ruine, alors on replace les prisonnières dans les autres prisons. Ici, nous venons de passer de 120 à 360 personnes.» Les punaises sont arrivées en même temps.

    Elle avait pourtant retrouvé un peu d'énergie, ces derniers mois. «Je faisais un peu de sport, j'avais relancé la bibliothèque et, avec un adjoint de la directrice, qui peut louer des films, nous avons créé un ciné-club.» Mais tout cela ne la motive plus. «Souvent, je pleure toute seule. Je ne vois plus d'issue, plus de solution...»

    Document capital. — Frank Berton est là pour la soutenir, bien sûr, mais également pour travailler ce dossier qui semble recéler des pièces encore inexploitées. Dans la pièce froide et sans âme qu'on leur laisse pour ces visites, les voilà tous les deux épluchant les onze tomes de documents et procès-verbaux. Une journaliste bilingue établie à Mexico a fait un remarquable travail d'enquête, dont elle tire un livre qui sort aujourd'hui (1). Elle a notamment exhumé un listing d'entrées des services de police fédérale. «Un document capital», dit Berton. Il prouve que Christina Rios Valladares et son fils Christian Hilario, exhibés comme otages lors du simulacre d'arrestation monté pour la télévision le 9 décembre 2005, ont passé une journée dans les locaux de l'AFI (agence fédérale d'investigation) sans qu'il en ait été établi de procès-verbal. 


    C'était au lendemain de l'intervention intempestive de Florence Cassez à la télévision, un soir de février 2006, où, par téléphone, elle avait contredit en direct Genaro Garcia Luna, directeur de l'AFI, sur la date de son arrestation. Deux jours plus tard, les deux «ex-otages» changeaient leur témoignage et l'accusaient.

    «On sait maintenant qu'ils ont passé, dans l'intervalle, toute une journée avec les policiers. Que leur ont dit ceux-ci ? Ou plutôt que leur ont-ils demandé? Ou ordonné?» Frank Berton — qui indique: «Jamais je ne renoncerai à établir l'innocence de cette jeune femme » — dénonce un témoignage fabriqué pour solidifier les thèses policières ébranlées par l'intervention de Florence. «On le savait, mais ce document est une preuve!»

    Pressions. — Pire encore, dans ce mont de papiers: un témoignage spontané de Christian Hilario, le garçonnet de 11 ans, qui dénonce... son propre cousin, Edgard. «Je l'ai entendu parler. Je l'ai bien reconnu.» Et un peu plus loin, le même Edgard est mis en cause par Christina : «Un jour, il est entré dans la pièce où un gardien se trouvait avec moi et je l'ai entendu dire : "Tiens, voilà les médicaments pour ma tante"...» Edgard, qui vit toujours dans les faubourgs de Mexico avec sa famille, n'a jamais été inquiété.

    Pas plus que Lupita Vallarta, la soeur d'Israël, dont la maison est reconnue par... cinq des neuf personnes que l'ex-compagnon de Florence Cassez est accusé d'avoir enlevées. Dans cette maison, ont été retrouvés des papiers d'identité et des documents commerciaux au nom d'Ezequiel Elizalde, autre «victime» imputée à Florence. Lupita n'a jamais été interrogée, pas plus qu'Alexandro Mejilla, son compagnon de l'époque et... ami du fameux Edgard.

    Frank Berton tempête alors, face à sa cliente: «Pourquoi votre avocat de l'époque n'a-t-il pas utilisé ces pièces au procès? Pourquoi n'a-t-il pas fait citer tous ces gens?» Ses tentatives pour rencontrer cet avocat resteront vaines. En cinq jours, il a beaucoup travaillé, beaucoup consulté.    À demi-mots prudents, là-bas, on continue de dénoncer l'ombre de Genaro Garcia Luna sur cette affaire, après laquelle il a été nommé ministre de la Sécurité intérieure. Il est aujourd'hui l'homme le plus puissant du gouvernement.

    1. Alain Devalpo et Anne Vigna: Florence Cassez, Jacinta, Ignacio et les autres: peines mexicaines, First Éditions, 370 pages, 17,90 E.



    3. Mercredi 4 mars 2009. — Selon les façons de compter, Florence Cassez vient d'être condamnée à une peine comprise entre soixante-dix et vingt ans de prison. Le Président et la Secrétaire d'État aux droits de l'homme se disent préoccupés, à la veille du voyage présidentiel au Mexique.

    Par ailleurs, il finit par être lassant de constater que, pour cette seule journée du 4 mars, une dizaine de visiteurs sont arrivés sur Google après avoir formulé cette requête: "Vallarta juif", "Cassez juive". Nous avons beau avoir déjà décrit ici le phénomène il y a six mois, nous ne nous résignons guère à cette ampleur qu'il prend au fil des jours, et au fait aussi qu'il concerne des dossiers et des patronymes de plus en plus inattendus.



    2. Mardi 6 janvier 2009. — Enfin et pour la première fois, Le Monde d'aujourd'hui consacre une enquête sur Florence Cassez, toujours sous la plume de sa correspondante à Mexico, Joëlle Stolz. C'est une chronique qui rapporte en détail les faits, avec précisions et références. Aucun élément nouveau cependant par rapport à l'article ci-dessus cité de Patrice Gouy pour La Croix du 18 novembre dernier.
 

    Quant au contenu de son précédent article du 2 février 2006 que nous avions par euphémisme qualifié d'ambigu, et qui est en réalité nourri d'une inacceptable suspicion, Le Monde n'y revient toujours pas, n'explique toujours en rien ce qui a pu alors ainsi ranger ce journal lu et influent du côté des bourreaux, alors que, au moins autant qu'un autre organe de presse, il connaît l'effet heureux que peuvent avoir pour les victimes les justes dénonciations des dénis de justice.



    1. Mardi 18 novembre 2008. Florence Cassez a trente-quatre ans. — Cet article est de Patrice Gouy, correspondant à Mexico de La Croix, 18 novembre 2008, au trente-quatrième anniversaire de Florence Cassez, condamnée en avril 2008 par un tribunal mexicain à quatre-vingt-seize ans de prison. Depuis le 8 décembre 2005, Florence Cassez vit un cauchemar. L’Agence fédérale d’investigation (AFI), le FBI mexicain, l’arrête ce jour-là sur la route de Cuernavaca, à une vingtaine de kilomètres de Mexico. La Française de trente et un ans se trouve alors dans la voiture d’Israël Vallarta, son ancien compagnon, en train de déménager quelques affaires.
 
    Comme dans un film de série B, leur voiture doit ralentir car il y a des travaux sur la route. Un homme leur fait signe de s’arrêter. Puis tout va très vite, des policiers surgissent et enlèvent les deux passagers. Pendant vingt-quatre heures, séparée de son ancien compagnon, Florence reste enfermée dans une camionnette capitonnée de la police, sans boire, sans manger, avec un seau d’aisance, gardée par deux agents encagoulés et fortement armés.
 
    Vers quatre heures du matin, des ninjas tout en noir l’enferment, menottes aux poings, dans le ranch d’Israël. Elle assiste alors à la préparation d’une mise en scène, avec montage de fausses cloisons et installation de deux pièces dans la remise du jardin, avec ses propres meubles que la police a pris dans son nouvel appartement.
Quand tout est prêt, vers sept heures trente du matin, les portes sont ouvertes à coups de pied par des policiers suivis par des équipes de télévision qui retransmettent en direct l’opération de sauvetage de trois personnes kidnappées. «Ce jour-là, rapporte Florence, sans avoir fait d’enquête formelle contre moi, d’une manière étrangère à toute justice et la recherche de la vérité, la police a décidé, je ne sais pas encore pourquoi, de m’associer à une bande de kidnappeurs, en me présentant aux médias comme une dangereuse criminelle.»
 
    La chevelure embrouillée, éblouis par les lumières des projecteurs des télévisions, Florence et Israël sont présentés comme des chefs de bande. Les premiers interrogatoires sont faits par les médias, non par les policiers, et l’image médiatisée de la Française diabolique va la condamner avant même que ne commence son procès. D’après l’accusée, même les autorités françaises sont convaincues par l’opération, à l’image du consul de France au Mexique, qui se rend à la prison le lendemain après-midi. «Il m’a traitée de menteuse, de moins que rien», assure Florence.
 
    De fait, tout n’a pas été mis en œuvre pour assurer à cette ressortissante les garanties d’un procès équitable: personne, par exemple, n’a veillé à faire nommer un traducteur français pour les interrogatoires; personne, non plus, n’a prévenu la Commission nationale des droits de l’homme, alors que Florence Cassez a été gardée au secret vingt-quatre heures, en violation de l’article 16 de la Constitution, qui stipule que toute personne détenue par la police doit être présentée au ministère public dans les deux heures qui suivent son arrestation.
 
    Et le directeur de l’AFI, Genaro Garcia Luna, aujourd’hui ministre de la sécurité publique, a beau avouer en direct à la télévision que l’arrestation n’est qu’une «recréation réalisée à la demande des médias», rien n’y fait. En avril 2008, la justice condamne Florence à quatre-vingt-seize ans de prison pour cinq chefs d’accusation: délinquance en bande organisée, enlèvements et séquestrations, port d’armes, possession d’armes et détention de cartouches.
 
    Il faudra deux ans et demi et cette lourde condamnation pour que Charlotte et Bernard, ses parents, parviennent à alerter l’opinion publique. Ils ne l’ont pas fait plus tôt, sur les conseils du consul et de son avocat mexicain qui ne voulaient pas de vagues.
Sur intervention de Nicolas Sarkozy, Me Frank Berton, avocat au procès d’Outreau, est alors désigné par la justice française pour suivre ce dossier rendu complexe par de nombreuses irrégularités. Début décembre, l’avocat se rendra au Mexique pour une seconde visite. Il devrait rencontrer, de manière informelle, Jorge Fermin Rivera Quintana, le juge d’appel chargé du dossier de Florence. S’il ne vient pas pour faire pression sur la justice mexicaine, il sait par expérience qu’un juge peut se tromper.
Dans l’affaire Outreau, Me Berton avait démontré que le juge français s’était trompé treize fois, ce qui avait contribué à l’acquittement de la plupart des accusés. Il estime que le dossier défendu par Horacio Garcia et Agustin Acosta, deux avocats réputés du barreau mexicain, devrait permettre de réparer cette injustice, car, dans cette affaire, montages et incohérences ne manquent pas.
 
    Après une étude exhaustive du dossier, Me Berton estime qu’il n’y a aucune charge sérieuse contre Florence Cassez et que de nombreuses erreurs peuvent être relevées. La sentence retient par exemple que Florence appartient à une association de malfaiteurs depuis 2002, alors qu’elle n’est arrivée au Mexique qu’en mars 2003.
 
    En outre, trois personnes ont été libérées dans le ranch d’Israël. Pourtant, la juge Olga Sanchez évoque quatre personnes et condamne en conséquence la Française à quatre fois vingt ans de prison. Florence est aussi condamnée pour port et possession d’armes, alors qu’aucun pistolet n’a été trouvé dans la voiture lors de son arrestation.
 
    Autant d’erreurs qui provoquent aujourd’hui une prise de conscience croissante en France. Trois ans après l’arrestation, les efforts pour la libération de Florence Cassez sont de plus en plus importants. Aussi bien à l’Assemblée nationale, où circule une pétition auprès des députés, que sur Internet, où des groupes se sont créés sur le site Facebook par exemple. Charlotte Cassez a également ouvert un blog sur lequel elle donne quotidiennement des nouvelles de sa fille. — © Patrice Gouy, La Croix, 18 novembre 2008.
 
    Espérons apprendre la tenue d'un jugement en appel régulier avant son prochain anniversaire. Lire aussi le blog Florence inocente, version française. On y trouve de bonnes archives. À ce propos: curieusement et sauf erreur de notre part que nous serions vraiment heureux de pouvoir rectifier, nous ne trouvons rien à propos de cette tragique parodie de justice sur le site du Monde, depuis un article pour le moins ambigu du 2 février 2006 de Joëlle Stolz qui, comme ses confrères mexicains, jugeait d'avance Florence Cassez, et un autre, inaccessible, du 8 mai 2008 relatant l'issue du procès. Malgré les occasions, par exemple celles détaillées ci-dessus, qu'aura offertes et qu'offre aujourd'hui l'actualité à ce journal toujours réputé de référence.

    Question taraudante: d'où vient que certains dénis de justice emplissent les colonnes de ces prescripteurs d'opinion, avec d'indéniables et heureux effets et que, a contrario, d'autres sont durablement passés sous un silence qui en devient complice? Ici comme ailleurs, ce ne peut être l'effet du hasard, c'est forcément le résultat de noirs rapports de force.

    Image: © Ronaldo Schemidt, AFP.

lundi 21 janvier 2013

Gilles Kepel: L'intenable solitude française au Mali




    Nous avons souvent trouvé l'occasion ici de penser que nous n'éviterons pas le choc frontal avec l'islamisme international, littéralement pour la première fois dans une note de d'avril 2003«Nous sommes vaincus, à très brève échéance: dix ans, et sans doute moins» et en novembre 2005, où fut grand l'aveuglement durant les émeutes des banlieues:


    «Bagdad, Beyrouth, Alger, demain d'autres capitales du monde arabe ou musulman, rien n'empêche ni n'enraye l'action de ces minorités liées certes au confusionnisme islamiste, mais fortes surtout de l'organisation capillaire, serrée, de l'exaltation sommaire de ces valeurs ethniques, recouvrant en fait les trafics et le muselage de toute vie démocratique. Ceci avec la compréhension, l'explication, la justification, la complicité et l'encouragement de fait de petits joueurs politiciens qui se donnent de faux airs d'anges.»

    Les idiots utiles de service continuent d'analyser les événements du Mali avec des grilles de lecture fondées sur de sempiternels intérêts énergétiques (qui seraient plutôt au Niger qui ne demande pas mieux que son uranium soit exploité et se vende), des commodes relents post-coloniaux parfaitement inopérants, ou des fantasmes de lutte contre des délinquants narcoterroristes. La France n'envoie pourtant ni juges, ni police, mais bien une armée de plus de deux mille hommes, une flotte aérienne importante et n'entend partir que lorsque sera extirpé l'islamisme du Mali. Pour la première fois, la France engage, seule de surcroît pour l'instant, une guerre contre le fascisme islamique. Nommons un chat un chat, même si ces factieux fanatiques et ignorants sont drogués par ailleurs.

    Gilles Kepel: L'intenable solitude française au Mali. — En envoyant l'aviation française frapper les colonnes djihadistes qui se dirigeaient vers Bamako, puis en dépêchant les troupes au sol pour pallier les défaillances de l'armée malienne, le président de la République, François Hollande, gère d'abord les effets pervers de la frappe de son prédécesseur sur les colonnes blindées de Kadhafi qui faisaient route vers Benghazi le 19 mars 2011.

    Ce que l'on nomme aujourd'hui encore en Libye avec émotion «Darbet Sarcou» (la frappe de Sarko) a indéniablement sauvé des milliers de civils dans la capitale de la Cyrénaïque, et permis à la révolution de prendre le tournant qui aboutirait à la chute du tyran. Mais faute d'accompagnement politique, et parce qu'elle n'a pas mobilisé — au-delà de l'émotion de départ — les connaissances et les savoirs de fond disponibles sur les sociétés arabo-islamiques, l'intervention de la France et de l'OTAN en Libye s'est traduite par l'implosion de ce pays en une myriade de factions locales, ethniques ou idéologiques, appuyées sur des katibas (phalanges) surarmées auxquelles le chétif État post-kadhafiste ne peut imposer le monopole d'une quelconque force légitime.

    Du fait de cette imprévoyance de nos décideurs et stratèges, toute la région, du Sahel au Moyen-Orient, est noyée sous un afflux d'armements provenant du pillage des énormes arsenaux libyens — et cela a constitué une aubaine pour les groupes salafistes radicaux. Leur prolifération profite du désenchantement généralisé des couches déshéritées deux ans après les révolutions arabes, confrontées à la récession économique et à l'aggravation de la misère. L'impunité des djihadistes de tout poil bénéficie aussi de l'affaiblissement des instances de maintien de l'ordre après la chute des régimes autoritaires, ainsi que des ambiguïtés de certains dirigeants des partis portés au pouvoir par les élections, issus des Frères musulmans, et qui les favorisent en sous-main pour combattre leurs ennemis communs laïques.

    Comme on le voit en Tunisie, en Égypte et en Libye notamment, ces groupes prônent aujourd'hui en guise de panacée sociale l'établissement par la violence d'un État islamique et la stricte application de la charî'a — dont les mesures ont été mises en œuvre spectaculairement au nord du Mali par les AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) et autres Anṣār ad-Dīn (les Partisans de la Religion); mais elles se sont traduites également avec l'attaque du consulat américain de Benghazi et de l'ambassade américaine à Tunis par des groupes salafistes portant le même nom, Anṣār al-charî'a (Les Partisans de la Charia) en septembre dernier. Boucs émissaires de ces exactions: d'abord les femmes non voilées, les universitaires et artistes, les minorités religieuses, et les adeptes de l'islam traditionnel non radical.

    Les antiques mausolées de ces derniers sont aujourd'hui dynamités pour "impiété" de Tombouctou à Sidi Bou Saïd et de Tripoli à la vallée du Nil, par des jeunes barbus fascinés par les fatwas de prédicateurs d'Arabie Saoudite et autres pétromonarchies, téléchargées sur internet. Cette flambée salafiste a désormais atteint la révolution syrienne, où les groupes les mieux dotés en fonds par des donateurs des États arabes du Golfe détiennent le meilleur armement et attirent les recrues, au milieu du dénuement général et sous les bombardements de l'armée d'Assad.

    Ces groupes radicaux sont ultra-minoritaires dans les populations. Toutefois, la déréliction générale des structures policières et militaires après les révolutions, ou dans les États faillis (comme le Mali), survalorise l'impact de mouvements à la fois soudés par un endoctrinement très prégnant et par un solide armement — sans parler de leurs financements généreux, dérivés pervers de la rente pétrolière. Même l'Algérie, dont l'appareil de répression donnait un sentiment de puissance, car il était parvenu à étouffer les répliques locales du séisme révolutionnaire arabe en 2011, n'échappe plus au phénomène.

    La prise d'otages occidentaux, advenue à In Amenas, dans le sud-est du pays, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière libyenne, en rétorsion à l'autorisation de survol du territoire donnée par Alger aux Rafale qui allaient bombarder le Mali, indique l'ampleur d'une menace d'autant plus préoccupante qu'elle est réticulaire et polycentrique.

    La France est-elle équipée pour mener à bien l'action de restauration de la souveraineté malienne et de coup d'arrêt à la prolifération djihadiste au Sahel? En d'autres termes, quelle que soit l'issue des combats le véritable test sur le terrain sera sa capacité à favoriser la transition politique démocratique, à se garder des errements qui ont suivi les opérations de l'OTAN en Libye, des États-Unis en Irak ou de la coalition internationale en Afghanistan. La solitude française, dans un enjeu qui concerne toute l'Europe dans sa façade méridionale, n'est pas tenable, sauf à vider l'Union de son sens.

    Et la prise d'otages d'In Amenas, parce qu'elle concerne dans leur immense majorité des ressortissants de pays anglo-saxons et scandinaves, et qu'elle a lieu sur un site d'extraction d'hydrocarbures — la clef de l'insertion du monde arabe dans le système économique mondial — va impliquer par force de nouveaux États dans le conflit, fût-ce contraints et forcés. Pour cela, la connaissance du terrain et des ramifications régionales, de l'imbrication entre le Sahel et un monde arabe où les révolutions s'effilochent, et des liens de ces régions avec leurs ressortissants expatriés en France, est cruciale pour la réussite de l'opération.

    Dans un contexte où le cyberterrorisme est une ressource de guerre, ou les mises en scène macabres sur les sites de partage de vidéo sont utilisées comme moyen de chantage sur la société, et où l'affaire Merah reste dans toutes les mémoires, tout conflit prend instantanément un caractère à la fois global et local. La complexité et la multiplicité d'enjeux interpénétrés font de cette guerre contre un djihadisme post-moderne quasiment doté d'ubiquité un véritable défi de société: il suppose à la fois une grande cohésion de la communauté nationale, et une maîtrise des savoirs et des connaissances sur les mondes arabe et musulman contemporains. Dans ce domaine, la France, il y a peu l'un des leaders mondiaux, accuse depuis les cinq dernières années un retard considérable.

    Là où les États-Unis, nos partenaires européens, et désormais les pays d'Asie et même du Golfe ont investi considérablement pour développer centres d'études et de recherches, enseignements, think tanks, ont su nouer de multiples partenariats avec les sociétés civiles du monde musulman, notre pays, qui compte pourtant le plus grand nombre d'Arabes et de musulmans en Europe occidentale, est à la traîne. À titre d'exemple, l'Institut du Monde Arabe, paralysé par la politique politicienne de l'Hexagone, est passé totalement à côté de la signification des révolutions arabes — alors que, dans le même temps, ont été élus dix députés de France au Parlement tunisien. À Sciences-Po, les études sur le monde arabe, un fleuron de l'établissement pendant le dernier quart de siècle, ont été fermées en... décembre 2010, le mois où Mohammed Bouazizi s'est immolé par le feu en Tunisie. C'est désormais de l'autre côté de la Manche ou de l'Atlantique que beaucoup vont quérir le savoir que l'on venait autrefois du monde entier chercher à Paris.

    Ce qui se joue au Mali n'est donc pas seulement une affaire de militaires et l'on voit que, dans les jours qui ont suivi sa survenue, la guerre a fait tache d'huile dans un grand pays voisin. Cela demande la mise en œuvre d'une stratégie internationale et la maîtrise d'enjeux de société complexes — c'est un défi de civilisation à l'heure de la mondialisation, de l'interpénétration des cultures et de la circulation accélérée des doctrines et des idéologies, des images et des vidéos, des hommes, des biens et des armes à travers les frontières. De ce phénomène le Sahel constitue à la fois la victime par excellence et le lieu d'incandescence. — Gilles Kepel, membre de l'Institut universitaire de France, du Haut conseil de l'Institut du monde arabe et professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris.

    © Un mausolée de Tombouctou, cible des fascistes islamistes d'Anṣār ad-Dīn (Les Partisans de la Religion).