Enfin, pour l'élite médiatique, pour les autorités européennes, pour les marchés financiers, pour nos gouvernants de droite et de gauche, tous soulagés par l'aubaine, il peut exister un islamisme modéré: il y a bien depuis longtemps en Europe des partis démocrates-chrétiens, pourquoi n'y aurait-il pas aujourd'hui un parti démocrate-musulman? Cette double question mérite en effet d'être posée. Sans se dispenser du difficile dilemme que pose la question de l'entrée de ce pays dans l'Union, proposition historique qu'il convient en effet de ne pas simplifier ni de soumettre à un pur champ de passions, mais de mesurer les conséquences qui, dans un sens comme dans l'autre, ne manqueront pas d'être immenses pour l'Europe et pour la Turquie, et donc d'une certaine façon pour le monde. Mais aujourd'hui, en France, lisant Le Monde et tous nos veilleurs de démocraties, avec les élites laïques, m'efforçant d'en rester à ce que parler veut dire, je me trouve soudain sommairement rejeté dans le camp des adversaires des réformes et des avancées démocratiques et européennes, tant je demeure convaincu en effet de la réalité de ce fameux agenda.
Texte intégral de l'éditorial du Monde
en date du 24 juillet 2007.
"Contrairement aux peurs des élites laïques du pays, la nette victoire de l'AKP "ex-islamiste" ne signifie pas qu'il aura les mains libres pour appliquer un quelconque "agenda islamiste caché". D'abord parce que l'AKP s'est encore recentré durant la campagne électorale. Ensuite parce qu'il n'atteint pas seul le seuil des deux tiers des sièges nécessaires pour élire le président de la République. M. Erdogan aura une raison pour résister à sa base, qui veut voir à ce poste un "homme pieux", le ministre des affaires étrangères, Abdullah Gül, et non un président de compromis agréé par l'armée, gardienne du kémalisme et de la laïcité.
"Bien sûr, le chef de l'AKP a mené campagne sur le thème de la revanche à prendre après "l'humiliation infligée au peuple" par l'armée. Cette armée qui a bloqué l'élection de M. Gül en raison du foulard porté par son épouse – à l'instar de plus de 60 % des femmes du pays. Mais, dès les résultats connus, M. Erdogan a tenu un discours conciliant, promettant stabilité, sécurité et respect des "différences". Il s'est bien gardé de répondre à la foule qui scandait le nom de M. Gül, gardant le silence sur la question de la présidence.
"La nette victoire de l'AKP permet aussi de tenir en lisière au Parlement les "Loups gris", ultranationalistes du Parti du mouvement national (MHP). Et si les nationalistes kurdes du Parti de la société démocratique (DTP), proches du PKK, séparatiste, font leur entrée dans l'enceinte parlementaire, ils n'ont guère prétexte à pavoiser : les 42 % de voix de l'AKP dans la"capitale" kurde, Diyarbakir, montrent que la population, lasse du conflit, veut la stabilité. Ces résultats devraient renforcer M. Erdogan dans son opposition à toute aventure militaire dans le nord de l'Irak, un scénario prôné par des généraux et la plupart des médias turcs au point d'apparaître inévitable.
"M. Erdogan a par ailleurs clairement annoncé "la poursuite du chemin européen" de la Turquie. Au sein de l'Union européenne, les opposants aux négociations avec la Turquie, à défaut d'un soutien à l'adhésion, devraient au moins mettre en sourdine leurs déclarations de rejet. Les Turcs, de plus en plus sceptiques envers l'Europe, ont voté pour le parti le plus pro-européen du pays. Que l'AKP soit un mouvement "ex-islamiste" ou "islamo-conservateur" peut déplaire au sein de l'UE, mais la volonté de réformes et d'avancées démocratiques des Turcs doit être respectée."