36 vues du Pic Saint-Loup, de Jacques Rivette. — Le cirque est pauvre, ils sont cinq ou six à vouloir le faire vivre; le cirque est orphelin, il vient de perdre son père, et la fille, ancienne manieuse de fouet aux lourds secrets devenue une Parisienne que réclame le microcosme de la mode, vient un moment aider sa sœur au chapiteau; deux clowns, l'un irascible, l'autre alcoolique, tout droit sortis de En attendant Godot, qui ne comprennent même plus qu'ils puissent faire rire, deux jeunes gens qui pourraient bien être tentés par l'idylle. Un terrible et sombre accident a mis en panne la petite troupe qui n'avait guère besoin de ça, c'est que la mode justement n'est plus aux petits cirques de campagne. et c'est une autre panne, mécanique celle-là, qui introduit l'étranger, un Italien en voiture de sport et tout de blanc vêtu. L'ange d'abord silencieux et bientôt fouineur ne reprendra son envol que lorsqu'il aura percé tous leurs mystères et rendu à tous la vie et l'espérance, sans même se faire payer en quelque façon que ce soit.
Le cirque tourne autour du Pic Saint-Loup comme autour de son axe, non loin sans doute de la demeure où, au siècle dernier, était enfermée toute nue la Belle Noiseuse; le cirque livre par bribes et peu à peu ses courtes splendeurs, toujours plus corporelles, toujours plus périlleuses: après les clowns, vient un acrobatique main-à-main au sol (hors piste la funambule), puis une marionnette aérienne se joue de ses filins et vole à cinq mètres de hauteur, ensuite les jongleurs de feu, pour en arriver au fouet qui une fois tua et qui va lacérer une double feuille du Canard enchaîné, en allusion sans doute à l'exquise gaucherie de Kate (le corps toujours en excès de la grande Jane Birkin) cadenassée d'avoir été la meurtrière involontaire de son amant. Au bord du gouffre, "tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses souffrantes", c'est partout la grâce: de toutes les gravités et de toutes les fantaisies, le vieux maître Rivette — beaux bustes et beaux visages à bonne distance, sereins déplacements dans l'espace cévenol — laisse ces gens se déployer, se rencontrer, s'éviter, se cacher, se courtiser, s'affronter parfois, jouant comme toujours à sauter d'un praticable à l'autre du grand théâtre. Ne disons rien davantage des mille et une surprises de ce dernier, certainement non ultime, bijou de l'octogénaire.
Mais le cirque est vide aussi, comme cette salle de cinéma où j'ai vu ce film, vidée entre autres par le complot des blancs-becs, si prompts à s'enthousiasmer à l'unisson des pompeuses impostures d'un Tarantino ou d'un Audiard. Mais écoutez-les comploter, ces fats, ces mondains, ces sots qui courent après les films savonnettes dans le but qu'enfin le gogo les lise, voyez comment ils se traitent, car, pour finir, ces innommables ne sortent jamais d'eux-mêmes:
S'irrite le plumitif de L'Express: «Des ratages, le cinéma français en a produit et en produira. Mais ces films-là existent pour de mauvaises raisons, ce qui est plus agaçant encore: la notoriété d'une comédienne pour l'un, la routine d'un cinéaste pour l'autre. Pas de nécessité artistique, aucune remise en question. Ceci explique cela.»
Ironise l'autoproclamé "chic et choc" de Télérama: «Encore faut-il que les personnages et les situations soient un minimum convaincants. Or, comment croire une seconde [...]? Et comment ne pas ricaner [...]? Ça tombe bien : pour une fois, Rivette a fait court...»
Mais qui sont ces seconds couteaux, pour se croire ainsi tout permis? Qu'en effet le fouet lacère leurs canards en bandelettes! Comme Kate délivrés, nous rencontrerons alors plus aisément sur notre chemin la grâce de la vie.
© Photogramme: Jacques Rivette, 36 vues du Pic Saint-Loup.