Après une pause d'un demi-siècle, où ils avaient été préservés par l'aphasie consécutive à l'extermination nazie et l'exaltation d'une Résistance parfois mythique et pseudo-consensuelle, les progressismes européens, dans leurs expressions les plus radicales, sont repris par leurs historiques démons antisémites.
Dans son travail, Une si longue présence (recension de cet ouvrage par Samuel Blumenfeld: L'Exode, version contemporaine et image ci-contre d'un Juif de Djerba, cliquer sur elle pour l'agrandir), Nathan Weinstock avait déjà attiré notre attention sur ce fait que, pendant ce temps somme toute heureux, le monde arabe s'est démuni de la totalité de ses communautés juives, niant du même coup ces piliers de son histoire. Pour aboutir (et sans doute pas y culminer) à l'appel ouvert à la destruction de l'entité sioniste, par le chef d'un État légitime, devant des instances internationales, qui l'ont laissé dire, en ont ainsi simplement pris acte.
Aujourd'hui, le problème juif reprend ouvertement pied en Europe. Non point tant sous sa forme traditionnelle de droite, encore que, chez nos humoristes par exemple, des jonctions s'opèrent qui n'étonneront que les naïfs, mais dans la critique radicale politique et sociale qui — de l'activiste José Bové au pamphlétaire Alain Badiou, penseur autoproclamé — se prend à rêver de nouveau d'un monde, d'une Europe au moins, sans juifs.
Jean-François Lyotard soulignait déjà en 1988 — un an avant la chute du Mur —, dans Heidegger et les "juifs": "Ce qu'il y a de plus réel dans les juifs réels, c'est que l'Europe, au moins [tous mots soulignés par nous, MD], ne sait qu'en faire: chrétienne elle exige leur conversion, monarchique les expulse, républicaine les intègre, nazie les extermine." Autrement dit, dans la réalité de leur vie réelle, les juifs sont frappés, parce que leur simple existence et propension à durer remet cent fois sur le métier les religions sorties du judaïsme, les enracinements obsessionnels au sol et au sang avec leurs cortèges de nationalismes violents, les valeurs posées dans leur soudaine et absolue universalité révolutionnaire et républicaine, quand ce n'est pas la force de la vie et de la pensée même. Toutes provocations que les mondes juifs affirment forcément dans le scandale, ou tiennent simplement présentes, étant donné l'histoire et le contexte dans lesquels ils les produisent et les manifestent, en Europe au moins.
C'est cette jonction renouvelée que Danny Trom questionne dans La Promesse et l'obstacle (la gauche radicale et le problème juif), aux éditions du Cerf, 2007.
Malgré le sous-titre, ce n'est que partiellement un livre sur le problème juif. Bien davantage, il s'agit aujourd'hui de constater que la pointe avancée de la philosophie politique européenne — et non de la soi-disant hauteur sociologique car il n'est pas de sociologie sans lien à l'action et à la philosophie politique, sans présupposés critiques, pris en conscience ou non peu importe — ne se relève pas de la disparition de l'horizon révolutionnaire, en tant qu'il était tracé par une lente maturation historique et porté par des forces sociales et politiques organisées.
Dans son versant social, la critique radicale ne peut que relayer l'expression de la souffrance et des victimes, toute la misère du monde en somme. Et dans son versant politique, elle n'a plus pour projet que l'attente impatiente de l'occasion, fortuite ou improvisée. Et c'est alors que l'extermination nazie leur fait obstacle: les juifs sont coupables de monopoliser toute la souffrance, au point de ne laisser place à aucune mobilisation des affects pour d'autres causes; coupables de sacraliser Auschwitz, de façon politiquement anachronique, cachant — objectivement au moins — leurs connivences avec les ennemis de toujours, le capitalisme et l'impérialisme autres pourvoyeurs de camps de la mort de masse, voire le parlementarisme et sa soi-disant démocratie, confluant en particulier dans le sionisme, jusqu'à devenir en Palestine le nazisme moderne.
L'examen de cette organisation symbolique de la pensée critique contemporaine fait l'importance de ce livre, avec une attention particulière aux mots, qu'ils soient devenus courants aujourd'hui (exclusion, colère, ressentiment) ou qu'ils se donnent des airs plus savants: disqualification, désaffiliation par exemple. D'où viennent de telles pauvretés intellectuelles, à quoi servent-elles, qu'impliquent-elles, que dispensent-elles de penser? Quels héritages ont laissé les marxo-lacaniens et leurs dérives scientistes, des auteurs comme Hannah Arendt, Gilles Deleuze, le tragique collectif Louis Althusser (Alain Badiou, Étienne Balibar, Jacques Rancière, Emmanuel Terray, aux destins nuancés), Pierre Bourdieu, Giorgio Agamben, les penseurs du social, les historiens et sociologues américains et européens, le trop absent Lévinas? Que font les intellectuels inorganiques d'aujourd'hui?
Toutes ces questions finissent toujours par rencontrer l'obstacle d'une histoire singulière et irréductible, qui témoigne de notre inéluctable confrontation aux processus historiques, aux réalités concrètes, au surgissement de la vie. Qui ne peuvent se convertir, s'exclure, s'intégrer, ni peut-être s'exterminer.
Danny Trom: La promesse et l'obstacle. La gauche radicale et le problème juif, éditions du Cerf, collection Passages, 2007. Texte ci-dessus, suivi de la quatrième de couverture.
Nathan Weinstock: Une si longue présence. Comment le monde arabe a perdu ses Juifs (1947-1967), Plon, 2008.
Nathan Weinstock: Une si longue présence. Comment le monde arabe a perdu ses Juifs (1947-1967), Plon, 2008.