Nous voulions depuis longtemps rédiger une note de lecture sur l'important ouvrage d'Olivier Pétré-Grenouilleau: Les Traites négrières, Essai d'histoire globale, publié en 2004 chez Gallimard, et l'affaire qui s'ensuivit — à laquelle celle concernant l'ouvrage de Sylvain Gouguenheim ressemble avec en prime, à présent, l'entrée en scène des historiens de renom, qui nous auront donc fait monter d'un cran, pour ainsi dire. Voici que, dans Le Monde du 23 août 2008, Jérôme Gautheret remplit très bien cette tâche. Le mieux est donc, au moins pour l'instant, de reproduire ses lignes:
[...]
Libérer la mémoire «des ravages du "on dit" et du "je crois"», c'est l'objectif poursuivi par Olivier Pétré-Grenouilleau, professeur à l'université de Lorient et auteur de plusieurs ouvrages sur l'esclavage, lorsqu'il publie Les Traites négrières, en 2004. Le titre même de l'ouvrage a valeur de programme: il ne s'agit pas ici de s'intéresser seulement aux traites occidentales entre le XVe et le XIXe siècle, mais au contraire d'élargir le propos aux traites orientales (l'auteur récuse le qualificatif de «musulmanes»), du VIIe au XIXe siècle, et aux trafics esclavagistes internes à l'Afrique subsaharienne. Se réclamant de ce que les Anglo-Saxons appellent global history, Olivier Pétré-Grenouilleau entend embrasser le phénomène dans toutes ses dimensions (économiques, philosophiques, culturelles), sur trois continents. En rendant accessibles les principaux acquis de la recherche universitaire sur ce vaste sujet, l'auteur bouscule nombre d'idées reçues solidement ancrées: les traites orientales (17 millions d'êtres humains, selon l'évaluation de l'Américain Ralph Austen) ont vraisemblablement fait beaucoup plus de victimes que les traites occidentales (11 millions), elles n'étaient pas plus douces (la vie sur les plantations de Zanzibar était au moins aussi rude que dans les champs de canne à sucre de Saint-Domingue), ni moins inhumaines: la mortalité lors des traversées du désert par caravanes atteignait parfois les 20 %, contre 10 à 15 % selon les époques lors des traversées atlantiques.
Enfin, les traites occidentales ne peuvent pas à elles seules expliquer «l'accumulation primitive» de capital, préalable au décollage industriel de l'Europe: la révolution industrielle n'a pas commencé grâce à la prospérité des colonies.
Appuyé sur une érudition sans faille et une impressionnante hauteur de vue, l'essai est vite remarqué: il est couronné par le Prix du livre d'histoire du Sénat, avant d'être distingué lors des Rencontres d'histoire de Blois. En revanche, la méthode comparatiste employée par l'historien est contestée par plusieurs associations militantes, qui l'accusent de bafouer la mémoire des esclaves et de leurs descendants.
L'auteur, qui se défend de vouloir minimiser l'importance de la traite, aggrave encore son cas dans un entretien au Journal du dimanche, publié le 12 juin 2005, où il exprime des réserves sur le bien-fondé de la loi Taubira: il fait bientôt l'objet d'une plainte au civil pour contestation de crime contre l'humanité, déposée par le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais (collectif DOM).
En plein débat sur l'article 4 de la loi du 23 février 2005 recommandant aux enseignants de souligner le «rôle positif» de la France outre-mer, «l'affaire» Pétré-Grenouilleau ajoute encore à la confusion. Harcelé, menacé physiquement, l'historien voit planer au-dessus de sa tête une infamante accusation de révisionnisme.
Le «cas» Pétré-Grenouilleau devient symbolique des effets pervers des diverses lois mémorielles adoptées par le Parlement français, dans la lignée de la loi Gayssot de 1990 punissant la négation des crimes nazis. Plusieurs historiens de renom, dont Pierre Nora, éditeur chez Gallimard des Traites négrières, protestent. Le 12 décembre 2005, ils publient dans Libération l'appel Liberté pour l'histoire s'insurgeant contre les ingérences politiques dans l'écriture historique et réclamant l'abrogation des lois mémorielles, y compris la loi Gayssot. La défense de l'historien porte ses fruits: le 3 février 2006, le collectif DOM, par la voix de son président Patrick Karam, annonce le retrait de la plainte, qui, selon lui, «n'était pas comprise par la société française».
«L'affaire» Pétré-Grenouilleau s'achève, sans jugement: elle aura surtout démontré combien l'histoire de l'esclavage et des traites négrières, dont la mémoire travaille douloureusement la société française, peine à devenir un objet d'histoire comme les autres. — Jérôme Gautheret, Le Monde, 23 août 2008, dans la série Rétrolectures.
Image: Au Yémen, au XIIIe siècle. Tirée du Maqamat d’AI-Hariri, manuscrit médiéval, cette illustration montre un marché d’esclaves de Zabid, deuxième ville du pays. Le géographe Edrisi affirme qu’ils sont le seul “produit” d’importation.
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Libérer la mémoire «des ravages du "on dit" et du "je crois"», c'est l'objectif poursuivi par Olivier Pétré-Grenouilleau, professeur à l'université de Lorient et auteur de plusieurs ouvrages sur l'esclavage, lorsqu'il publie Les Traites négrières, en 2004. Le titre même de l'ouvrage a valeur de programme: il ne s'agit pas ici de s'intéresser seulement aux traites occidentales entre le XVe et le XIXe siècle, mais au contraire d'élargir le propos aux traites orientales (l'auteur récuse le qualificatif de «musulmanes»), du VIIe au XIXe siècle, et aux trafics esclavagistes internes à l'Afrique subsaharienne. Se réclamant de ce que les Anglo-Saxons appellent global history, Olivier Pétré-Grenouilleau entend embrasser le phénomène dans toutes ses dimensions (économiques, philosophiques, culturelles), sur trois continents. En rendant accessibles les principaux acquis de la recherche universitaire sur ce vaste sujet, l'auteur bouscule nombre d'idées reçues solidement ancrées: les traites orientales (17 millions d'êtres humains, selon l'évaluation de l'Américain Ralph Austen) ont vraisemblablement fait beaucoup plus de victimes que les traites occidentales (11 millions), elles n'étaient pas plus douces (la vie sur les plantations de Zanzibar était au moins aussi rude que dans les champs de canne à sucre de Saint-Domingue), ni moins inhumaines: la mortalité lors des traversées du désert par caravanes atteignait parfois les 20 %, contre 10 à 15 % selon les époques lors des traversées atlantiques.
Enfin, les traites occidentales ne peuvent pas à elles seules expliquer «l'accumulation primitive» de capital, préalable au décollage industriel de l'Europe: la révolution industrielle n'a pas commencé grâce à la prospérité des colonies.
Appuyé sur une érudition sans faille et une impressionnante hauteur de vue, l'essai est vite remarqué: il est couronné par le Prix du livre d'histoire du Sénat, avant d'être distingué lors des Rencontres d'histoire de Blois. En revanche, la méthode comparatiste employée par l'historien est contestée par plusieurs associations militantes, qui l'accusent de bafouer la mémoire des esclaves et de leurs descendants.
L'auteur, qui se défend de vouloir minimiser l'importance de la traite, aggrave encore son cas dans un entretien au Journal du dimanche, publié le 12 juin 2005, où il exprime des réserves sur le bien-fondé de la loi Taubira: il fait bientôt l'objet d'une plainte au civil pour contestation de crime contre l'humanité, déposée par le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais (collectif DOM).
En plein débat sur l'article 4 de la loi du 23 février 2005 recommandant aux enseignants de souligner le «rôle positif» de la France outre-mer, «l'affaire» Pétré-Grenouilleau ajoute encore à la confusion. Harcelé, menacé physiquement, l'historien voit planer au-dessus de sa tête une infamante accusation de révisionnisme.
Le «cas» Pétré-Grenouilleau devient symbolique des effets pervers des diverses lois mémorielles adoptées par le Parlement français, dans la lignée de la loi Gayssot de 1990 punissant la négation des crimes nazis. Plusieurs historiens de renom, dont Pierre Nora, éditeur chez Gallimard des Traites négrières, protestent. Le 12 décembre 2005, ils publient dans Libération l'appel Liberté pour l'histoire s'insurgeant contre les ingérences politiques dans l'écriture historique et réclamant l'abrogation des lois mémorielles, y compris la loi Gayssot. La défense de l'historien porte ses fruits: le 3 février 2006, le collectif DOM, par la voix de son président Patrick Karam, annonce le retrait de la plainte, qui, selon lui, «n'était pas comprise par la société française».
«L'affaire» Pétré-Grenouilleau s'achève, sans jugement: elle aura surtout démontré combien l'histoire de l'esclavage et des traites négrières, dont la mémoire travaille douloureusement la société française, peine à devenir un objet d'histoire comme les autres. — Jérôme Gautheret, Le Monde, 23 août 2008, dans la série Rétrolectures.
Image: Au Yémen, au XIIIe siècle. Tirée du Maqamat d’AI-Hariri, manuscrit médiéval, cette illustration montre un marché d’esclaves de Zabid, deuxième ville du pays. Le géographe Edrisi affirme qu’ils sont le seul “produit” d’importation.