Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 10 avril 2010

Godard le Neveu


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Si l'ouvrage d'Antoine de Baecque, Godard - biographie (Grasset, 2010), mentionne la parenté du cinéaste avec son oncle illustre, le savant naturaliste Théodore Monod, elle ne dit mot de ce même lien avec un frère de Théodore, Samuel William Monod, dit Maximilien Vox, mieux connu de nos lecteurs et visiteurs (1)
. Notre intention n'est pas de souligner ce manque, mais de saisir l'occasion dont cette si riche biographie aurait pu tellement mieux que nous s'emparer pour étayer de féconds rapprochements, ici solidement intuitifs mais bien trop sommaires.

Le cinéaste est né en 1930. Son oncle Maximilien Vox a alors trente-sept ans et déjà une longue activité de dessinateur, graveur, journaliste, caricaturiste, éditeur. Il semble donc impossible que, malgré leurs ruptures familiales passées et à venir, l'oncle n'ait pas tenu l'enfant dans ses bras, par exemple dans cette grande propriété familiale propice aux réunions rituelles des Monod; ni que le futur cinéaste, tenté d'ailleurs un temps par la peinture et doué d'un véritable talent pour le dessin, n'ait pas tenu dans ses mains et sous ses yeux des œuvres graphiques de son oncle. Avec ou sans la complicité active de sa mère Odile Monod, autre figure familiale passionnée par l'image, en l'occurrence la photographie. Il serait instructif, ne serait-ce qu'avec le matériel que nous offrons ici à nos lecteurs — dessins, aquarelles et bois gravés en 1917/1918 par Vox, sans parler de ses logos publicitaires et de son invention de la déclinaison typographique —, de revisiter, à cinquante ans ou plus de distance, cadrages et compositions à la lumière rétrospective des images du jeune neveu. Ou l'inverse.

Outre ce fait qu'ils sont les deux hommes d'images de la famille, une préhistoire unit les deux hommes: leur rejet définitif et brutal de la famille et leurs ruptures violentes, n'hésitant pas devant les provocations que leurs géniteurs et chefs de clan considéreront comme inconcevables ou déshonorantes: l'aîné Maximilien qui, sur la fréquentation de Jacques Maritain, se convertit au catholicisme en 1926, à la grande douleur de son père, le fort important pasteur Wilfred Monod; Jean-Luc aggravant sa fuite de divers vols et délits afin de trouver de l'argent pour son cinéma et pour le reste, qui obligeront la riche famille Monod à d'abord le sortir d'embarras, puis à le rejeter, au point que ni lui ni son père Godard ne pourront assister aux obsèques d'Odile, tous événements fort bien précisés dans le livre d'Antoine de Baecque.

Homme d'image, Vox s'est aussi souvent défini comme un homme de lettre. Son écriture (2) a d'incontestables parentés avec l'élégante ronde que Godard utilise dans nombre de ses films: tous deux certainement, le neveu après l'oncle, passionnés de calligraphie et de mise en page. De même, la présence de feuillets imprimées et de couvertures de livres, activités de prédilection du typographe et éditeur Vox — en particulier aux éditions Bernard Grasset qui publient aujourd'hui cette biographie — défient l'inventaire dans l'œuvre du cinéaste. Godard écrit d'ailleurs lui-même dans Introduction à une véritable histoire du cinéma (Albatros, 1980), p. 35:

«Un atelier qui permette de travailler comme un romancier [...] qui a besoin d'avoir à la fois une bibliothèque pour savoir ce qui s'est fait, pour accueillir d'autres livres, pour ne pas lire que ses propres livres; et en même temps une bibliothèque qui serait aussi une imprimerie. Pour moi, un atelier, c'est un studio de cinéma qui est en même temps une bibliothèque et une imprimerie.»

Qui a vu des images des différents ateliers de Vox, au 76 rue Bonaparte en particulier, à Saint-Germain-des-Prés, quartier godardien par excellence; qui a eu la chance de connaître de près la Monodière, maison dans le village de Lurs, où il entreprit de se retirer par étapes en 1961 — Godard vient de tourner À bout de souffle mais pas encore Le Mépris —, et où le monde de la typographie tint — et tient encore — à se réunir autour de son Chancelier aux rencontres internationales de Lure qu'il fonda dès 1952, celui-là aura précisément vu l'atelier dont rêve ici Jean-Luc Godard. Impossible d'ailleurs que ce dernier n'ait jamais de ses yeux vu ces installations, au moins les germanopratines. Et dont il aura fait l'équivalent exact dans sa maison de Rolle, bien visible dans plusieurs de ses films et dernièrement dans le documentaire d'Alain Fleischer, signalé ici en son temps, Morceaux de Conversations avec Jean-Luc Godard, et
Ensemble et Séparés, sept rendez-vous avec Jean-Luc Godard, aujourd'hui en DVD aux éditions Montparnasse.

Un autre rapprochement que, là encore, nous ne pouvons qu'esquisser, mais dont nous offrons le matériau édité par nos soins, 1954: Mort de Gutenberg (3). Malgré ses aspects fort conservateurs en politique, Vox observe avec acuité, intelligence et passion les progrès de la technologie dans son domaine: il faut lire attentivement ce long entretien avec Jean Giono et le trop méconnu typographe Jean Garcia et la correspondance attenante, où, dès 1952, Vox anticipe si lucidement les possibilités de l'édition en liaison avec ce qui s'appellera bien plus tard la révolution informatique. Sans considérer les élucubrations politiques de Godard — plutôt métaphysiques d'ailleurs et plus conservatrices qu'il n'y paraît, un tout autre débat que nous n'avons abordé que ponctuellement, même si ce point est tout à fait crucial —, on ne comprend rien à l'œuvre entière du cinéaste, poète lyrique bien plus que maître à penser, si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une centrale et formidable méditation sensuelle et sensorielle sur les moyens de production de l'image, et si on ne constate pas que, comme Vox en son domaine, il est l'un des acteurs principaux de sa révolution technique.

Le livre d'Antoine de Baecque montre clairement (pp. 753-756) à quel point le graphiste, typographe et éditeur Jean-Luc Godard a conçu et réalisé de A à Z et dans tous ses détails, depuis la sélection des images, les options de mise en page et de typographie, jusqu'au choix même de la police, son livre Histoire(s) du Cinéma, fils éponyme de son immense travail solitaire, huit films en fusion vidéo sur le cinéma. J'y vois par maints aspects la réalisation concrète du livre dont Vox rêvait quand — 1952: Godard était à la veille de son premier film — il écrivait à Jean Giono (4):

«C'est toute la question du langage, c'est toute la question de l'expression visuelle, de la fixation de la pensée... Notre livre sera un recueil d'exemples et de prototypes qui seront un stimulant et, probablement, une autorité pour deux ou trois générations.»

Et puisque nous en sommes à Godard le Neveu, lisons — films en mémoire — Jean-Philippe Rameau (5):

«Le premier son qui frappa mon oreille fut un trait de lumière. Je m'aperçus tout d'un coup qu'il n'était pas un, ou plutôt que l'impression qu'il laissait sur moi était composée. Voilà, me dis-je sur-le-champ, la différence du bruit et du son. Toute cause qui produit sur mon oreille une impression une et simple me fait entendre du bruit. Toute cause qui produit sur mon oreille une impression composée de plusieurs autres me fait entendre du son».

Ce même Jean-Philippe Rameau, dont l'encyclopédiste Jean le Rond d'Alembert écrivait:

«Il a osé tout ce qu'il a pu et non tout ce qu'il avait voulu oser. Il nous a donné, non pas la meilleure musique dont il était capable, mais le meilleure que nous puissions recevoir».

Des mots qui, paroles pour paroles, nous ramènent à Jean-Luc Godard.

PS. Signalons la proche sortie en avril 2011 de notre essai "Filmer après Auschwitz / La question juive de Jean-Luc Godard", aux éditions Le Temps qu'il fait.


1.
Pour plus de précisions sur tous ces liens, on se reportera à la Descendance de Jean Monod (1765-1836).

2.
L'illustration ci-dessus — cliquer dessus pour l'agrandir — est surtout choisie pour son texte qui trouve son étrange réplique dans la retraite de Godard à Rolle. Transcription:

«[Feuillet précédent: J'admets donc sans humiliation et reconnais mon échec, sinon matériel, du moins mental, à égaler] ceux que ne distrait aucun talent — auxquels, d'ailleurs, ladite absence ne suffit pas toujours à assurer le comble du succès. J'oublie les reproches muets, les lancinantes, les interminables discussions; les souriantes incompréhensions et les dévoûments borgnes. Il y avait beaucoup d'hommes en moi — et certes, pour l'intéressé comme pour les autres, il n'était pas toujours facile de s'y reconnaître.
Sur la plupart de ces hommes, je m'en vais fermer la porte à double tour; après avoir mis la clef sous le paillasson, puissé-je goûter l'illusion de descendre seul les marches qui mènent au recueillement.
Je ne travaillerai plus qu'à mes heures, et dans le respect de mon travail. Que mes amis me pardonnent, ou bien, qu'ils m'oublient: en tous cas, qu'ils donnent la paix à celui qui fut si prodigue de ses soins, de son temps — et de ses nerfs. Si ceux-ci n'ont pas toujours été traités comme il eût convenu, que la quantité, et parfois la qualité des résultats tienne lieu d'excuse.

Pour les comparaisons formelles entre les deux écritures, on pourrait trouver des échantillons plus immédiatement parlants encore. Par exemple, sans chercher assez longtemps:



3. Impossible ici en effet de choisir telle ou telle intuition de cette conversation capitale que j'ai eu la chance de pouvoir reconstituer dans son entier, d'après les tapuscrits dactylographiés, corrigés et envoyés à Jean Giono par Maximilien Vox et ses ajouts manuscrits originaux à moi confiés par un autre frère de Théodore et de Maximilien et autre oncle de Jean-Luc, le regretté Sylvère Monod. L'ensemble ainsi établi a été publié pour la première fois dans ma revue Le Cheval de Troie n° 12, septembre 1995.
Inutile aussi de choisir des fragments, puisque tous ceux qui en sont curieux peuvent le lire ici dans son intégralité, y compris les correspondances attestant de l'avancement du projet, malheureusement jamais réalisé, avec les éditions Gallimard.


4. Où l'on retrouve explicitement la même mention à l'importance des Voix du Silence d'André Malraux que, dès 1951, Godard indique comme un événement majeur dans son itinéraire et, quarante ans plus tard, comme matrice inspirante dans la genèse d'Histoire(s) du Cinéma, films et livre.

5. Tous textes issus du beau livre de Catherine Kintzler: Jean Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l'esthétique du plaisir à l'Âge classique, Minerve, 1996.
Ces rapprochements mériteraient d'importants développements. En bref, Catherine Kintzler insiste sur la découverte fondamentale de Jean Philippe Rameau: un son n'a pas de valeur en lui-même mais dans un ensemble articulé. C'est donc un système, tonal ou modal par exemple, que l'oreille entend et non un son ou une suite de sons. À la lettre elle entend l'inouï, le sous-entendu de la musique, elle est un organe critique qui doit savoir décomposer, car le son n'est pas un, dit Rameau, mais trois. Et quand Godard dit: «Même Bresson en est resté à l'enregistrement, et jamais il n'est parti de trois sons pour une histoire. Moi, je me dis maintenant que je dois partir de ces trois sons», ou quand il nous demande de fermer les yeux pour mieux voir la troisième image qui n'est pas là, il est bien de Rameau le neveu.

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La question juive de Jean-Luc Godard
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© Image: cliquer dessus pour l'agrandir. Passage d'un texte autographe de Maximilien Vox: L'écuelle de bois, mars 1949. Collection privée. Tous droits réservés aux ayants-droits.