Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


jeudi 17 juin 2010

Jane Fonda, au gré du "Monde"



Dans son éditorial, Le Monde du 16 juin 2010 cite Jane Fonda parmi les idiots utiles de l'initiative turque qui a dépêché, cautionné et soutenu un groupuscule islamiste. Un piège grossier sous phraséologie humanitaire tendu à Israël, où la rigidité et l'aveuglement politiques de ses gouvernants l'ont précipité sans grand discernement.

Le lendemain 17 juin, le même journal publie un texte de Jane Fonda, avec une clausule ainsi rédigée: «Le Monde, dans son éditorial du 16 juin, a cité Jane Fonda parmi les artistes favorables au boycottage des films israéliens. L'actrice avait cosigné un texte en ce sens lors du Festival du film de Toronto, en 2009. Elle revient, ici, sur les conditions dans lesquelles elle avait soutenu cet appel et nuance sa position.» Nous serions devant une pure chronologie en somme, une sorte de mise au point qu'aurait effectuée l'actrice au fil de la crise actuelle, un explicite présent de l'indicatif induisant que nous saisissons la réalité en plein développement.

Or, cet article, publié le 17 juin 2010 dans le contexte que chacun connaît ou peut mesurer, date en réalité du... 14 septembre 2009, c'est-à-dire immédiatement après que Jane Fonda eut donné étourdiment sa signature aux boycotteurs de Toronto, et sans que, à aucun moment, le quotidien ne nous en ait informé. Outre le fait que la clausule du quotidien français procède du mensonge par omission sinon d'intention, la chronologie change, dans les circonstances que chacun tient présentes à l'esprit, la nature même de la nouvelle. Le quotidien nous donne à lire une actrice qui aurait mis près d'un an à s'apercevoir que des gens mal intentionnés lui auraient extorqué sa signature et qu'elle ne s'en serait rendu compte qu'à la lumière des événements récents, des considérations talmudiques d'un rabbin et, pour ainsi dire, des informations du Monde, alors que la vérité est que l'actrice a retiré de fait sa signature de cet appel à boycott moins de dix jours après, le 14 septembre 2009, avant même l'ouverture du Festival en question, dans un texte disponible ici en anglais. C'est pourtant ce fort ancien texte que Le Monde vient de faire traduire et de publier, plus de neuf mois après, sans préciser jamais ces dates. Nous présentant du même coup l'actrice comme une sorte d'écervelée un rien mystique qui n'aurait suivi que son cœur et aurait eu besoin de tout ce temps pour s'apercevoir, fort opportunément et en pleine crise, qu'elle avait été manipulée!

Cette pratique n'est ni élégante, ni conforme à la vérité des faits, ni simplement honnête. Rappelons que, depuis cette mise au point, l'actrice avait également été en février dernier donnée pour signataire d'un appel au boycott du Festival international du film étudiant qui vient de se tenir à Tel-Aviv, mais que, dès février le mensonge avait été avoué par ses auteurs (1). À qui profite vraiment cette obstination à mettre sous l'éteignoir toute voix qui se rappelle et nous rappelle à un peu de raison?

1. Ce qui n'empêche pas Télérama du 22 juin et du groupe Le Monde (cf notre PS infra), de continuer à répéter ces deux mensonges du boycott par l'actrice du festival de Toronto, signature désormais reniée de fait, et de celui de Tel-Aviv, ce qui a toujours constitué une diffamation.

Jane Fonda: Pourquoi je soutiens les pacifistes d'Israël sans boycotter ses artistes. — En septembre 2009, j'ai signé une lettre de protestation contre la décision du Festival international du film de Toronto de célébrer le 100e anniversaire de Tel-Aviv. Cela se passait l'année même de l'intervention israélienne à Gaza. Cette décision rendait le festival partie prenante d'une campagne lancée pour améliorer l'image d'Israël.

Arye Mekel, directeur général des affaires culturelles au ministère israélien des affaires étrangères, avait déclaré que les artistes devaient être enrôlés pour «présenter un meilleur visage d'Israël, afin que nous ne soyons pas perçus uniquement dans un contexte de guerre». Les protestataires avaient estimé qu'il n'était pas acceptable qu'un festival unanimement respecté soit ainsi utilisé. Le rôle de l'art n'est pas de rendre plus présentable la réalité, mais de l'exposer avec ses contradictions et complexités.

J'ai signé cette lettre sans la lire avec suffisamment d'attention, sans me demander si certaines de ses formulations n'étaient pas de nature à exacerber la situation plutôt qu'à encourager un dialogue constructif. Récemment [i.e. avant le 14 septembre 2009, ndlr], le rabbin Shlomo Schwartz, directeur du
Chai Center de Los Angeles, m'a expliqué le sens du mot hébreu teshuva — réparer des choses que vous avez faites de manière incorrecte, pas simplement en ne les répétant pas, mais en «les évoquant avec un cœur sincère».

Certains des termes de cette lettre ne venaient pas de mon cœur, c'étaient des termes provocateurs, comme la description de Tel-Aviv en ville «édifiée sur des villages palestiniens détruits» (1), par exemple, ou omettre de mentionner une seule fois la période de huit mois durant laquelle le
Hamas a procédé à des tirs de fusées et à des attaques au mortier sur la ville de Sdérot et le Néguev occidental, campagne à laquelle réagissait Israël lorsqu'il a lancé son opération à Gaza.

De nombreux citoyens souffrent à présent d'un syndrome de stress post-traumatique à la suite de ces événements. Dans le contexte tendu d'une région où toute critique adressée à Israël est aussitôt, et bien souvent de façon injustifiée, taxée d'antisémitisme, il peut s'avérer contre-productif d'attiser au lieu d'expliquer, ce qui implique d'entendre les récits des deux parties et d'exprimer la souffrance des deux parties, et pas uniquement de la partie palestinienne.

En négligeant de faire cela, cette lettre a permis à des gens bien disposés de se boucher les oreilles et de fermer leur cœur. Par ailleurs, cette protestation contre l'utilisation du festival pour redorer le blason d'Israël a peut-être été trop facilement mal interprétée. L'esprit de la lettre a sans aucun doute été déformé. Contrairement aux mensonges qui ont été propagés, la lettre ne diabolisait pas les films et les réalisateurs israéliens.

Lors d'un des nombreux voyages que j'ai effectués en Israël, j'ai prononcé un discours au département cinéma de l'université de Tel-Aviv et je suis consciente, comme d'autres signataires de ce texte, que les films israéliens ne sont pas les porte-parole des politiques gouvernementales. La lettre n'était pas non plus une remise en cause de la légitimité de Tel-Aviv en tant que ville israélienne [car, déjà à ce moment, comme le rappelle Jane Fonda elle-même un peu plus haut, cette prétention à délégitimer la capitale de l'État d'Israël — et dont il s'agissait de commémorer alors le centième anniversaire — faisait aussi partie de la rhétorique de nos idiots utiles, ndlr], ni un appel au boycottage du Festival de Toronto.

En fait, de nombreux signataires participent au Festival de Toronto et y présentent leurs films. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, la meilleure façon d'améliorer l'image d'Israël consisterait à célébrer l'ancien, courageux et solide mouvement pacifiste de ce pays en contribuant à lever le blocus de Gaza grâce à des négociations et en stoppant l'expansion des colonies en Cisjordanie. Ce serait un meilleur moyen de montrer l'engagement israélien pour la paix qu'une campagne de relations publiques. Faute de cela, il n'y aura pas de solution à deux États. L'histoire entre Israéliens et Palestiniens ne peut être réduite à une relation agresseur-victime simpliste.

Pour bien le comprendre, il faut être prêt à s'asseoir ensemble avec un cœur ouvert et prêter l'oreille au récit des deux parties. Un de ces récits voit 1948 comme l'expulsion en masse des Palestiniens de leur terre. L'autre considère cette date comme la naissance d'une nation. Il est concevable que cela ait été les deux. Aucun des récits ne peut être gommé, les deux doivent être écoutés. —
Jane Fonda, actrice américaine, Le Monde du 17 juin 2010, traduit de l'anglais par Gilles Berton.

1. Appréciation qui fournit un arrière-fond plausible à cet étrange mot d'ordre largement entendu lors des dernières manifestations, en France et certainement ailleurs dans le monde, contre l'assaut israélien sur l'un des navires de la flottille turque: «Israël, casse-toi! La Palestine n'est pas à toi!», ndlr.

P.S. 22 juin 2010. — Étrange coïncidence tout de même:
Le Monde du 17 juin publie donc cet ancien texte, qu'on aurait préféré, pour l'amour de la vérité et de Jane Fonda, lire en son temps. Le 22 juin, à la faveur de son retour au cinéma dans un prochain film français, l'actrice fait la couverture de Télérama, l'un des fleurons du groupe Le Monde, dont les parts capitales de Lagardère sont en passe d'être vendues, dans une belle bataille financière entre banques, opérateurs, groupes de presse français, espagnols et italiens. Question en forme de doucereuse hypothèse: pour que le groupe Le Monde puisse d'une main — son journal de promotion cinématographique Télérama — remplir normalement son rôle vis-à-vis de notre actrice, sera-t-il devenu brusquement urgent de régler tous les petits passifs de l'autre?


© Photographie: Maurice Darmon. Abri fortifié dans un jardin d'enfants à Sdérot, tirée de notre diaporama collectif: Les gens de là-bas, novembre 2009.
À Sdérot où cinq mille
Qassam tombèrent en huit ans, où la plupart des enfants sont en traitements psychologiques à force d'avoir douze secondes pour se réfugier dans les tunnels-chenille et les abris-castelets en béton armé si la roquette les surprend dans l'aire de jeux; où le vent porte aujourd'hui les appels fanatiques des muezzins de Gaza livré au Hamas; et malgré tout, hommes et femmes de paix de Sdérot et de Gaza, ils sont une poignée à travailler au dialogue: une autre voix, autour d'un kibboutz urbain, et par exemple celle de Nomika Zion (notre photographie ci-contre).
Lire sur notre voyage en ces terres en novembre 2009:
Israël / Palestine, l'entrée de l'hiver.