Durant la seconde guerre mondiale, la Roumanie était dirigée par le dictateur Ion Antonescu, relais local du contrôle nazi en Europe. Ici comme dans le reste de l'Europe, les juifs étaient soumis à lourdes violences, en particulier en Bessarabie et en Bukovine. Des associations humanistes (est-ce l'équivalent de nos "humanitaires" aujourd'hui? rien n'est moins sûr) luttaient activement contre ces persécutions, ainsi par exemple Steaua Dunării ("Étoile du Danube"), loge franc-maçonne roumaine (1).
Clandestins dès 1938, ces combattants gardèrent le contrôle du Service maritime roumain, ancienne compagnie maritime d'État. En 1922, ils avaient sauvé Arméniens et Grecs contre les Turcs de Mustafa Kemal Atatürk, et dès 1939, animèrent diverses actions, au point que les Britanniques finirent par les intégrer aux armées alliées à Alexandrie (2).
Il se trouva par ailleurs que le président de la communauté juive de Roumanie, Wilhelm Filderman, était un compagnon de lycée du dictateur Antonescu. Ainsi obtint-il de lui l'autorisation pour les juifs roumains (3) de s'exiler, moyennant une taxe personnelle de dix dollars qui serait acquittée par des associations sionistes britanniques et américaines. Les gouvernements concernés refusèrent ce financement indirect d'un régime auquel ils venaient de déclarer la guerre, en décembre 1941. Sauf pour les juifs allemands qui devaient être livrés au IIIe Reich, il y eut tout de même plusieurs transports, le dernier en date étant en mars 1941 à bord du Darien II, qui emmena 450 personnes du port roumain de Constantza à Haïfa, en Palestine, alors sous mandat britannique, vigilant à restreindre autant que possible l'immigration.
Le 12 décembre 1941, c'est toujours de ce port sur la Mer Noire et pour la même destination que, via la Turquie d'İsmet İnönü (4) alors officiellement neutre dans le conflit en cours, une association sioniste roumaine, Alyah, liée au Service maritime roumain, affrète le Struma — du nom du fleuve grec Στρυμών (Strymōn) —, bateau grec sous pavillon panaméen. Son état est si lamentable qu'il doit d'abord retourner à Constantza. Finalement, le voyage dure quatre jours: pour parcourir ces trois cent kilomètres, il fallait alors normalement quatorze heures. Le bateau accoste à Büyükdere, port sur le Bosphore proche d'Istanbul (qu'on appelait sans doute encore partout Constantinople), mais les autorités interdisent tout débarquement, sauf une femme sur le point d'accoucher et huit passagers détenteurs d'un visa britannique, et placent le bateau sous quarantaine. C'est par l'argent du comité juif américain et l'aide de la Croix-Rouge, concrètement grâce à Simon Brod et Rifat Karako, personnalités juives d’Istanbul, et à N. G. Malioğlu, représentant dans cette ville du Service maritime roumain (et membre de Étoile du Danube), que, dix jours plus tard, les passagers recevront une première vraie nourriture chaude. Les démarches politiques et communautaires auprès de divers pays se multiplient tandis qu'à bord, les conditions empirent. Des organisations juives préparent un camp d'accueil sur la terre ferme et, au bout de soixante-trois jours, le 13 février 1942, les Britanniques offrent vingt-huit titres de voyage pour les enfants entre onze et seize ans. En vain: les autorités turques refusent de lever la quarantaine.
Les passagers déroulent sur les flancs du navire de grandes banderoles "Immigrants juifs" et un drapeau blanc avec la mention: "Sauvez-nous". Le 23 février, ces draps sont arrachés par deux cents policiers turcs qui menacent de tirer sur toute personne se jetant à l'eau. Les autorités portuaires font monter des mécaniciens à bord du Struma avec pour mission réelle de saboter les machines, avant de le remorquer au large, sans fuel, sans nourriture et sans eau, où il est torpillé par le sous-marin soviétique SC 213, qui invoquera l'erreur: toujours est-il que 768 passagers et les dix membres de l'équipage commandé par un Arménien de nationalité bulgare, Grigor Timofeïevitch Garabetenko, meurent dans le naufrage. Un seul survivant, David Stoliar (ou Stoleru) fut soigné à l'hôpital militaire turc puis, en tant qu'unique témoin vivant de ce drame, durement interrogé pendant deux semaines. On peut lire ici en français l'ensemble de ses cinq témoignages (5).
Le naufrage du Struma souleva un mouvement international de protestation contre la politique britannique d'immigration en Palestine. Les autorités britanniques revendiquèrent et justifièrent leurs choix, en particulier par Harold MacMichael, alors Haut-Commissaire pour la Palestine — aussitôt ciblé par affiches: Wanted for murder — et Walter Guinness à la Chambre des Lords, qu'assassinera ensuite le Lehi, convaincu précisément par l'affaire du Struma de la nécessité de la lutte armée contre les Britanniques. Quant au gouvernement turc, il se borna à déclarer, une fois pour toutes et sans jamais y revenir, n'avoir «aucune responsabilité dans cette catastrophe», puisqu'il s'était borné à «empêcher des individus de pénétrer illégalement sur son territoire» (6).
Rappeler le crime du Struma aujourd'hui pourrait aux esprits libres paraître relever de la malice ou de la provocation. Fallait-il pourtant laisser s'installer cette sorte de fausse coïncidence avec une immédiate actualité, non seulement à l'intention de ceux qui en avaient eu vent mais pour tous, sans saisir ces occasions, l'une de constater que — sans parler de l'Union soviétique — la Roumanie, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, les USA, Israël, la Palestine et la Turquie d'aujourd'hui n'ont plus guère que leur nom en commun avec les États d'hier, et l'autre de tout simplement s'instruire ou réviser son histoire?
1. Les Soviétiques jugèrent ensuite cette loge "organisation bourgeoise" et emprisonnèrent à vie certains de ses dirigeants. Néanmoins, son nom revit aujourd'hui dans la Marea Lojă Naţională a României (Grande Loge nationale de Roumanie), fondée à Paris en octobre 1990 par des exilés roumains et dirigée par Alexandre Paléologue, alors ambassadeur de Roumanie à Paris. Et, plus curieusement, c'est aussi le titre d'une revue culturelle et littéraire, éditée par l'Association des Écrivains Chrétiens de Roumanie.
2. Citons sur ces sujets deux films roumains récents: Un été inoubliable de Lucian Pintilie (1994) et Train de Vie de Radu Mihăileanu (1998).
3. La Roumanie comptait 756 930 juifs au recensement de 1930, et 6 179 à celui de 2002.
4. İsmet İnönü, deuxième président après Atatürk de 1938 à 1950, mit à ce moment la république de Turquie pourtant neutre en grande difficulté économique, en particulier en décidant en 1942 un impôt sur la fortune sur les non-musulmans, le Varlik Vergisi, doublé d'un système de travaux forcés.
5. On peut se contenter d'y lire les transcriptions françaises des cinq témoignages de David Stoliar / Stoleru, les vidéos entraînant quelques difficultés de chargement.
6. L'argument n'est malheureusement pas décisif. Dans son article: Le mythe des Schindlers turcs, Ayse Hür, historienne turque spécialiste des minorités dans son pays, montre que, de l'affaire du Parita le 8 août 1939 à celle du Salvador le 12 décembre 1940 tout aussi criminelle que celle du Struma, ce massacre, qu'il est malséant de qualifier de "tragédie" comme c'est courant partout sur l'internet, est loin d'être un cas isolé et ponctuel dans la politique et l'histoire de la Turquie.
Images: Serviciul Maritim Roman, 1897. — Tract contre Harold MacMichael, 1942.