"Aucune de nous ne comprend le rôle de sa vie" (V, 176).
L'absurde censure qui frappa La Religieuse en 1967 déprava alors notre perception de ce film, dans l'air du temps nous en fîmes un acte militant, nous reconnûmes donc par hasard son excellence. Mais nous étions détournés de l'essentiel: la capacité de Rivette à maîtriser les adaptations littéraires (Hurlevent, La Belle Noiseuse...) Un travail au fond simple et infaillible: la fidélité scrupuleuse au texte, et la mise en abyme, puisque la représentation du cinéaste double celle de la fiction romanesque. Si on ajoute que, de toute façons, cet auteur de cinéma a la passion du théâtre chevillée au corps, et de la cinéphilie comme personne en ce siècle, on aura au cœur et à l'esprit le trousseau nécessaire pour jouir de Ne touchez pas la hache, tiré de La Duchesse de Langeais de Balzac.
Seul le titre s'autorise une infidélité: Armand du livre comme du film disent "Ne touchez pas à la hache". Souci d'euphonie, ou de cinéphile: pour Renoir, un titre de film ne devait jamais être présent dans ses dialogues? Rivette nous avait déjà laissé tout du long attendre en vain son "Va savoir".
J'ai lu le roman il y a trois jours. Sachant ses choix de Jeanne Balibar, "créature sauvage", et de Guillaume Depardieu, "à rappeler parfaitement le général Kléber", a posteriori donc, leur adéquation avec les notations physiques, les gestuelles, les mots du roman, sidère. Sauf l'anecdotique blondeur d'Antoinette, plus d'autre casting possible pour l'imaginaire. Jusqu'aux timbres des voix, aux intonations, aux soupirs échappés, jusqu'à cette claudication pour ce traverseur de désert, rescapé de toutes les aventures, tout. Désormais, à tort ou à raison, le film devait me surprendre ailleurs. Après tout, les adaptations littéraires, comme les opéras, s'adressent aussi à ceux qui connaissent par cœur les livrets.
L'histoire, sa convention désarçonne: la mondaine que la découverte de l'absolu précipite dans le plus rigoureux des couvents, la police des coquettes, leurs commérages et leur volupté des convenances et des apparences, les défis spectaculaires de la belle aux manières de sa classe, et même le marquage au fer rouge qui louche du côté d'Eugène Sue et d'Alexandre Dumas, quand ce n'est pas Pauline Réage, rien ne manque pour désamorcer toute suspension. Concession de Rivette au roman-feuilleton? Armand tronçonne en trois épisodes le récit de sa traversée du désert, Antoinette retardant la narration sur plusieurs jours.
Balzac commence par tuer l'attente: un flash-back donne la fin de leur histoire d'amour dans les cinq premières pages. Le temps mort est d'ailleurs le héros de l'affaire, puisque la dernière pendule, arrêtée, plonge Armand dans le fatal retard. Scène dont le film, ponctué tout au long de tic-tac, de carillons, de sonneries, de pendules, de cloches et d'indications temporelles précises, comme toujours le sont les chronologies de Rivette, fera une séquence quasi-hitchcockienne. Indifférent aux rebondissements, Balzac est en fait dans une autre quête, et nous oblige à nous passionner de ces minutieuses horlogeries du cœur, tant que parfois
"Comment expliquer une créature véritablement multiple"? (V, 154)
je lisais là Swann et Odette de Crécy. Curieusement d'ailleurs, même faubourg Saint-Germain, mêmes obsessions des toilettes et des tissus, mêmes salons, mêmes considérations sur les mots et les modes, mêmes servantes, mêmes cochers.
Alors, débarrassé de la surprise du casting, de toute envie d'histoire, Espagne d'Italie, couvent entièrement étayé, ciels, mer (dernière image en citation du Mépris, ce film issu d'un "roman de gare"), intérieurs l'obsession des maisons chez Rivette, costumes soigneusement assortis et signifiants, lumières qui montent et descendent au gré des ordres de la maîtresse de scène et de ses projections d'âme, prennent toute leur place dans le régnant plaisir du spectacle.
Car spectacle il y a. L'hommage au théâtre, pont-aux-ânes de tout Rivette, est affirmée d'emblée par les jeux de rideaux, les trois coups de canne que Depardieu donne sur le pavement, au risque d'endommager les mosaïques, me disai-je naïvement. La vision frontale, le travail d'énonciation, les gestus, les textes soigneusement appris, les postures et intonations longuement répétées avant la vraie scène, les accessoires, le ballet des domestiques, les portes, les servants de scène, et même un flirt populaire en contrepoint dans la cuisine entre Julien et Lisette (Suzette dans le livre), tout nous renvoie plus à Molière, entre une Célimène virant Elvire et un Alceste devenant impitoyable don Juan,Alors, débarrassé de la surprise du casting, de toute envie d'histoire, Espagne d'Italie, couvent entièrement étayé, ciels, mer (dernière image en citation du Mépris, ce film issu d'un "roman de gare"), intérieurs l'obsession des maisons chez Rivette, costumes soigneusement assortis et signifiants, lumières qui montent et descendent au gré des ordres de la maîtresse de scène et de ses projections d'âme, prennent toute leur place dans le régnant plaisir du spectacle.
"Le discours est la partie morale de la toilette, il se prend et se quitte avec la toque à plumes" (V, 179)
se menant une guerre civile, religieuse, puis militaire, "acier contre acier", plus donc au sanguinaire Molière qu'au feutré Marivaux et ses jeux de travestis ou pervers échanges de rôles entre classes sociales. Aussi loin que possible de Rohmer. Même si un travesti traverse la fin du livre et du film, pour le seul plaisir du ridicule, tant il est inutile au milieu de ce commando d'intervention de onze personnes à l'assaut du couvent.
Bien sûr, l'audace effrontée de Balibar, la noire mélancolie de Depardieu font merveille, complétés par une Ogier gracieusement raide, et un Piccoli rarement si discret, guère un mot plus haut que l'autre. J'y allais pour en retrouver certains et en jouir simplement, ils sont au rendez-vous. Mais surtout, après Histoire de Marie et Julien, Rivette continue à lentement apprivoiser le gros plan. Quelques-uns sur les deux personnages témoignent de sa lente approche, prudente mais inéluctable, des visages, plus impudiques encore à ses yeux que les corps nus de La belle Noiseuse ou ceux de Marie, filmés déjà de fort près. Ce que Rivette longtemps, n'a pas su, n'a pas voulu, ne s'est pas autorisé à faire: outrepasser le mi-corps, au-delà même des bustes,
Bien sûr, l'audace effrontée de Balibar, la noire mélancolie de Depardieu font merveille, complétés par une Ogier gracieusement raide, et un Piccoli rarement si discret, guère un mot plus haut que l'autre. J'y allais pour en retrouver certains et en jouir simplement, ils sont au rendez-vous. Mais surtout, après Histoire de Marie et Julien, Rivette continue à lentement apprivoiser le gros plan. Quelques-uns sur les deux personnages témoignent de sa lente approche, prudente mais inéluctable, des visages, plus impudiques encore à ses yeux que les corps nus de La belle Noiseuse ou ceux de Marie, filmés déjà de fort près. Ce que Rivette longtemps, n'a pas su, n'a pas voulu, ne s'est pas autorisé à faire: outrepasser le mi-corps, au-delà même des bustes,
"Je puis, certes, vous montrer le fond de mon cœur, vous n'y verrez qu'une image" (V, 187/188)
comme si le visage était le tabou suprême. Et cette transgression de Rivette ne sera certainement pas sans conséquence.
Photogramme © Jeanne Balibar, dans Ne touchez pas la hache, Jacques Rivette, 2007.
Photogramme © Jeanne Balibar, dans Ne touchez pas la hache, Jacques Rivette, 2007.