Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 6 mars 2010

Le timonier de saint Paul



Le célèbre professeur Alain Badiou aime impressionner son monde avec ses grandes compétences en mathématiques, des plus contemporaines. Elles ont évidemment pour lui l'avantage de nous laisser cois: où trouverions-nous ensuite le toupet de mettre en doute ses édifices, quand ils s'élèvent sur des tels fondements? Comment surmonter notre ignorance, tandis que, dans le même mouvement, il honore ses primesautiers élans du parrainage rimbaldien, même si notre Rimbaud est un petit peu plus complexe que le culte de l'instant, de l'événement, de tout ce surgissant qui électrise le docte paulinien? C'est que sa révolte à lui n'est pas pure errance poétique, mais celle d'un hardi penseur d'exception: l'homme est si subversif, sa voix tonnant partout si dissonante que le jour où ces discours deviendraient une véritable gêne pour cet État répressif et «capitalo-parlementariste», nous risquerions de nous retrouver trop tôt sevrés de leur nécessaire distinction.


Des pygmées de la pensée osent pourtant se dresser sur leurs ergots: et si le mathématicien ne maîtrisait pas le sens de notions élémentaires comme "hypothèse" ou "axiomes"? Et si le culte de l'irruption et de l'instant n'était qu'une façon commode de balancer par-dessus bord une encombrante trajectoire politique et historique, de fonder à son bénéfice une religion de l'amnésie? Et si la pose révolutionnariste n'était qu'assemblage de menus fétichismes impliquant la mort de Marx, une banale figure de plus de la capacité du sorbonnagre à usurper le pouvoir, quitte à assassiner l'intelligence? Si on osait enfin ne plus le croire sur parole partout sonnante pour le prendre au mot ici trébuchant? Exercice libérateur et réjouissant auquel se livre Jérôme Batout dans Le Monde du 23 février 2010, après tout lui aussi docteur en philosophie et en sciences sociales.


Alain Badiou et le sceptre du communisme. – Alain Badiou s'est récemment fait ("Le courage du présent", Le Monde daté du 13-14 février 2010) le porte-voix d'une opération à laquelle le titre de son plus récent essai, L'Hypothèse communiste, peut donner un nom. Il faut reconnaître que, ce faisant, Alain Badiou attire indirectement l'attention sur un problème d'interprétation de l'histoire du XXe siècle: tout se passe en effet comme si la crise révélée par la finance lors des deux dernières années rendait souhaitable, vingt ans après la chute du mur de Berlin, la reconsidération de l'aventure du siècle dernier sous le visage d'un match nul idéologique entre capitalisme et communisme. On avait cru au krach de l'idée communiste, et voici que vingt ans plus tard éclaterait la bulle spéculative du capitalisme. Dans ces conditions, ne serait-il pas salutaire de remobiliser l'idée communiste sous la forme aimable d'une "hypothèse"? Il y a sans doute dans la séquence historique actuelle l'espace pour un réexamen de l'idée communiste; et chacun est libre de l'entreprendre. On peut aussi, tout en se sentant étranger à l'idée communiste, juger nécessaire d'expliquer en quoi la démarche initiée par les hérauts de "l'hypothèse communiste" constitue une tentative de liquidation intellectuelle des principales prémisses de l'œuvre philosophique de Marx. Ce dernier n'étant pas en mesure d'exercer son droit de réponse, et la liquidation de sa pensée se laissant fort bien voir à l'échelle de la tribune publiée par Alain Badiou, pourquoi ne pas en dire brièvement deux mots?

Premier mot: dialectique. Le communisme fut pensé par Marx en fonction d'une représentation dialectique de l'histoire: il y a des temps d'affirmation, des temps de négativité, il y a au sein du capitalisme des contradictions qui finiront par mener au dépérissement de l'État. Thèse, antithèse, synthèse, si l'on veut dire simplement le mouvement dont procède le matérialisme dialectique. Or voici qu'Alain Badiou vient promouvoir les charmes d'une "hypothèse" communiste. Une hypothèse: moins qu'une thèse, une avant-thèse, la modestie d'une proposition dénuée de dogmatisme. Or l'humilité fait long feu, puisque demandant ce qu'est cette "hypothèse communiste", Alain Badiou répond nettement qu'elle "tient en trois axiomes". Le sommeil dogmatique n'aura pas duré longtemps: l'hypothèse se révèle série d'axiomes, énoncés évidents, non démontrables, et universels. On est loin de l'hypothèse, proposition avancée provisoirement, et devant être ultérieurement contrôlée. Premier temps de la liquidation, donc, la fusion-absorption d'une dialectique, opération intellectuelle hautement réflexive, en une axiomatique, manœuvre bassement impérative, le tout sous la couverture rhétorique d'une hypothétique.

Deuxième mot: "témoin-clé". Cherchant dans le présent la figure qui saura donner à "l'hypothèse communiste" une morale provisoire — il est n'est pas certain que Descartes apprécierait l'emprunt —, Alain Badiou place au centre de la scène de l'histoire celui qu'il nomme le "témoin-clé", entendez, "le prolétaire immigré sans papiers". À nouveau, la liquidation, quoique habile, est sans détour: pour Marx, le prolétaire n'avait pas de patrie, il était non le témoin (fût-il clé), mais bien le héros de l'histoire. Non pas victime sacrificielle d'un processus historique qui le dépasse et le détruit, mais acteur principal d'une histoire qu'il produit, et d'un monde qu'il transforme, par son travail. Avec Badiou, le jeu s'inverse: l'acteur devient figurant; il est incontournable non en fonction de sa centralité dans l'histoire, mais, au contraire, de son exclusion, de sa mise à l'écart. Autrement dit, le prolétaire de Badiou, "témoin-clé", a l'intéressante propriété d'être placé en garde à vue.

En deux mots donc, la dialectique produite par un acteur devient une axiomatique subie par un témoin. Pour Marx, les hommes font leur histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font: avec Badiou, les hommes ne font pas leur histoire — et ils ne savent pas l'histoire qu'ils ne font pas. Sans prévenir, la catégorie intellectuelle du fétichisme — mobilisée en son temps par Marx afin de dénoncer la dissimulation du produit du travail de l'homme sous le voile des échanges de marchandises — se retourne contre les tenants de "l'hypothèse communiste". La fétichisation de l'immigré sans papiers ouvre la voie à la métamorphose du spectre du communisme en un sceptre, assurant à ses titulaires une confortable rente en ces temps de désarroi idéologique, et accessoirement un redoutable ascendant sur les "témoins-clés" de l'histoire. Peu importent les opinions politiques: pour tous, il y a certainement ces jours-ci le plus grand profit à relire Marx — et avec lui, tous les auteurs du XIXe siècle, chaudron dont sont sorties certaines catégories politiques qui continuent d'être les nôtres. Est-il permis cependant de proposer que cette relecture, forcément critique, gagnerait à prendre ses distances avec toute opération de liquidation? Cette proposition n'est évidemment qu'une hypothèse. — Jérôme Batout est docteur en philosophie et en sciences sociales.

Pour quelques prolongements sur notre maître penseur, lire: Un étrange apôtre. Réflexions sur la question Badiou, de Philippe Zard (télécharger le document).

© Photographie: Albert Einstein le jour de son soixante-douzième anniversaire, le 14 mars 1951. auteur non retrouvé. Commentaire d'Einstein: «Cette pose révèle bien mon comportement. J'ai toujours eu de la difficulté à accepter l'autorité, et ici, tirer la langue à un photographe qui s'attend sûrement à une pose plus solennelle, cela signifie que l'on refuse de se prêter au jeu de la représentation, que l'on se refuse à livrer une image de soi conforme aux règles du genre». Tirée en neuf exemplaires sur la demande du savant, on n'en connait qu'une aujourd'hui, vendue aux enchères pour 45000 £ à David Waxman, un collectionneur new-yorkais, en juin 2009.

Avec cette légende, en allemand : «Ce geste que vous aimerez, parce qu'il est destiné à toute l'humanité. Un civil peut se permettre de faire ce qu'aucun diplomate n'oserait. Votre auditeur loyal et reconnaissant, A. Einstein 53».