Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 1 mars 2010

Séverin Blanchet (1944-2010)




Arrivé le 25 février 2010 à Kaboul, le réalisateur de films documentaires Séverin Blanchet y a été assassiné le lendemain par des talibans avec au moins seize autres personnes. Il avait 66 ans. En 1969, il avait participé avec Jean Rouch à la mise en place d'un enseignement de cinéma anthropologique et documentaire à l'Université de Paris X-Nanterre. En 1980, il a compté parmi les fondateurs du Centre de Formation à la Réalisation Documentaire, Les Ateliers Varan, et installé de nombreux ateliers dans plusieurs pays du monde dont celui de Papouasie, avec lequel il a co-réalisé le premier road-movie papou, Tinpis run. En 2003, son film Kantri Bilung Yumi. La Papouasie de la famille Maden (2002) avait obtenu le prix Mario Ruspoli / Bilan du film ethnographique et le prix du Festival International du Film d'Art et Pédagogique de l'UNESCO).

Depuis 2006, en partenariat entre Les Ateliers Varan, l'ambassade de France, la faculté des Beaux-Arts de Kaboul et le Goethe Institut, il se consacrait à la formation de jeunes cinéastes afghans au film documentaire et avait réalisé avec eux plus de vingt films. En particulier, ils avaient, en 2008, réalisé Les enfants de Kaboul, une série de documentaires présentée au Festival de Cannes 2009: «Les sujets traités vont de l’adolescente des classes moyennes qui ne veut pas grandir aux petits laveurs de voitures, bande sympathique et délurée. Et même si les conditions de vie de certains enfants sont très dures, les auteurs sont d’accord pour éviter tout misérabilisme. Nos jeunes auteurs forment la première génération de cinéastes depuis la reconstruction. Ils ont eu des vies compliquées marquées par la guerre et l’exil».

Il a joué le rôle principal dans Jardins en automne, un film de Otar Iosselani, 2006 (bande-annonce du film pour revoir aussi Séverin Blanchet).

En ces temps d'instrumentalisation du film documentaire, et pour comprendre aussi pourquoi vivent les hommes, il importe de lire ou de relire l'exposé des principes et des choix des Ateliers Varan, qui semblent issus en droite ligne de ceux de Frederick Wiseman.


Les Ateliers Varan c’est aussi un état d’esprit.

Quelques choix et principes généraux sont proposés aux stagiaires. Tout film invente son système d’expression, parfois en dehors des règles ou des habitudes. Le cinéma documentaire ne peut pas greffer sur le monde un dispositif prédéfini, il doit être imaginé, testé, ajusté. Aux Ateliers Varan, on ne délivre pas de recette pour réaliser ou monter un film, il n’en existe pas. Nous cherchons à accorder les regards et le jugement autour de notions fortes: l’intérêt, la sincérité, le respect des personnes filmées, la probité d’une démarche de réalisation que le montage vient préciser et renforcer.

Tout tournage documentaire rencontre de l’imprévu: la réalité dépasse le cadre des idées préconçues, les personnages ne se laissent pas réduire à des archétypes. Il convient d’ajuster continuellement le film à cette complexité, l’expérience de la réalisation doit modifier et enrichir notre regard.

Il ne s’agit pas uniquement de décrire la réalité mais de la questionner. Il n’y a pas de neutralité du regard documentaire, les films ouvrent une fenêtre sur le monde et sont aussi immanquablement traversés par lui. Mais le documentaire ne propose pas un système de connaissance, il ouvre plutôt un espace pour la pensée: ce qui porte les films, ce sont les questions plutôt que les réponses.

Le sérieux de l’observation n’exclut pas la nécessité d’une dimension dramaturgique: le film peut ménager des mystères, des suspenses, des surprises, des renversements, il peut laisser la place à l’émotion.

Le réel ne se dépose pas simplement sur les bandes magnétiques, il faut le «mettre en scène». Mise en scène n’est pas synonyme de manipulation, mais il convient de prendre en compte que tout documentaire élabore un point de vue, construit une représentation, interprète la réalité, construit des personnages.

© Photogramme: Les Enfants de Kaboul, atelier Afghanistan, 2009.