Afin de mieux comprendre le texte ci-dessous de Caroline Fourest, paru dans Le Monde du 27 février dernier, il convient de présenter l'imam de la mosquée de Drancy. Le Tunisien Hassen Chalgoumi a trente-six ans. Depuis qu'il s'est déclaré favorable à une loi contre le voile intégral, le 22 janvier dernier, il est l'objet de nombreuses et fort sérieuses intimidations. Une bonne partie de sa communauté s'oppose à lui. Ses déclarations en 2006 au camp de Drancy sur l'extermination comme «une injustice sans égale», et ses nombreux et significatifs rapprochements avec la communauté juive de la ville, lui ont valu couramment parmi les siens l'appellation «imam des juifs». Arrivé en France en 1996, après une formation en Syrie et au Pakistan dans le courant tabligh, fondamentaliste et apolitique, il a d'abord exercé dans un foyer de Bobigny. En 2008, le maire UMP de Drancy, Jean-Luc Lagarde, le choisit pour gérer la nouvelle mosquée dont la municipalité est propriétaire. En juin 2009, il tente de lancer la Conférence des imams de France sans grand succès, ni du côté des institutions musulmanes ni de celui du clergé catholique.
Drancy est situé en Seine Saint-Denis, où, avec plus de cent lieux de culte les plus divers (dépendant de la Mosquée de Paris maison-mère des mosquées françaises, de fédérations marocaines, de salafistes radicaux, de tablighi apolitiques), la présence musulmane — asiatique, africaine, maghrébine et turque — est très importante et la plus ancienne en France, du fait de l'implantation des foyers de travailleurs immigrés dans les années Soixante. L'UOIF a son siège et sa mosquée à La Courneuve et son centre de formation à Saint-Denis. C'est dire que l'inscription de l'imam Chalgoumi s'y heurte à des rivalités politiques et religieuses variées.
L'imam sacrifié. — S'il existe une victime directe du débat empoisonné sur l'islam lors de ces régionales, c'est bien lui: l'imam Hassen Chalghoumi. Entre deux polémiques sur les minarets et le Quick halal, son cas embarrasse autant les politiques que les rédactions. Par peur d'être taxés de "sensationnalisme anti-islam", des journalistes ont écrit des papiers sinueux, laissant presque entendre que l'imam aurait fabulé pour se faire de la publicité. La version de ses agresseurs.
En réalité, celui que les intégristes appellent l'«imam des juifs» est harcelé depuis des mois. Il a reçu des menaces sur son portable, sa maison a été saccagée, des bidons d'huile ont été renversés sur sa voiture. L'intimidation n'a fait que monter d'un cran, le 25 janvier. L'essentiel n'est pas contesté. Un groupe de radicaux a bel et bien fait irruption dans sa mosquée pour s'emparer du micro, diriger la prière et le désigner à ses fidèles comme un «ennemi de l'islam». Ce n'est pas rien quand on sait la sanction prévue par le Coran... Les agresseurs, eux, ne voient rien de violent dans ces paroles. Un simple bulletin météo. Ils ont porté plainte pour «dénonciation calomnieuse» et crient à la «manipulation». Ce qui est toujours du meilleur effet.
La polémique, dérisoire, vient d'un malentendu. Certains journalistes ont cru comprendre que l'imam était présent lors de cette prise de parole, alors qu'il était en déplacement. Mais l'imam n'a pas menti. Il est bien victime d'une opération de déstabilisation.
Les putschistes, salafistes et Frères musulmans ont répondu à l'appel SMS d'un groupuscule radical: le Collectif du cheikh Yassine (en hommage au chef religieux du Hamas et à sa branche armée). Son leader, Abdelhakim Sefrioui, est un fidèle du congrès de l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), où il a convié Dieudonné et Alain Soral lors des élections européennes, en 2009.
Son petit groupe n'en est pas à sa première opération. Il a déjà essayé d'intimider Dalil Boubakeur, le recteur de la Mosquée de Paris, pour les mêmes raisons, en avril 2009. La Mosquée dut fermer ses portes pour se protéger de l'arrivée d'une trentaine de très jeunes radicaux portant keffieh. Sefrioui dirigea la prière des fidèles, restés dehors, avant de prêcher contre le recteur. C'est dire si la déstabilisation de Chalghoumi n'est pas un incident isolé, mais un test pour l'islam de France.
L'attitude du Conseil Français du culte Musulman (CFCM), de plus en plus influencé par l'UOIF, n'est pas rassurante. Loin de soutenir l'imam de Drancy, le Conseil exige une commission d'enquête. Plusieurs imams, proches des positions de Chalghoumi, se sentent sur des sièges éjectables. Pendant ce temps, l'intimidation continue, presque chaque jour, devant la mosquée de Drancy. À coups de haut-parleurs.
Le député-maire de Drancy, Jean-Christophe Lagarde, soutient Chalghoumi, mais se garde d'intervenir et voudrait bien voir la polémique s'éteindre. Ce fiasco ressemble à son échec. C'est lui qui est allé chercher cet imam piétiste, formé par le Tabligh, pour l'installer dans une mosquée construite sur un bail emphytéotique, entretenue grâce aux agents de la mairie. Le tout au mépris de la loi de 1905. Depuis des années, il expérimente ce que Nicolas Sarkozy préconise au niveau national: subventionner le culte musulman pour mieux le façonner. Une recommandation du rapport Machelon, reprise par le rapport Gérin sur le voile intégral.
Depuis bien longtemps, des laïques et des observateurs mettent en garde: toucher à ce pilier de la loi de 1905 ne permettra pas de calmer la fièvre intégriste. Au contraire. Les imams mis en place seront accusés de servir le pouvoir, avant d'être éjectés au profit d'intégristes, qui jouiront d'une mosquée supplémentaire grâce à l'argent des contribuables. Cette prophétie, hélas, est en passe de se réaliser.
Ce n'est pas une raison pour abandonner l'imam Chalghoumi, qui a pris son autonomie et croit en un "islam républicain". S'il perd courage, plus aucun imam de France n'aura cette audace. — Caroline Fourest, Le Monde du samedi 27 février 2010.
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