Le Monde du 13 janvier 2009 a publié Pornographie de l’horreur, article de l'écrivain Abdelwahab Meddeb.
Le site signandsight.com indique une version de ce texte, visiblement plus complète, dans le journal allemand Frankfurter Rundschau du 9 janvier 2009. Nous remercions l'auteur de nous avoir aimablement autorisé à reproduire ici le texte français dans sa présentation originale et dans son intégralité. Abdelwahab Meddeb prononce l'état premier de ce texte dans une chronique radiophonique, diffusée le 3 janvier 2009 sur les ondes de Médi-1, radio internationale du Grand Maghreb émettant à partir de Tanger. Pour l'entendre, il suffit d'accéder aux archives sonores de ses Points de vue depuis janvier 2003 (ouvrir la fenêtre correspondante à l'auteur puis à cet article sous le même titre). Sans nous attarder à des variantes secondaires, dues sans doute à des corrections et mises à jour de l'auteur, nous indiquons en caractères gras les passages supprimés par la rédaction du journal pour l'édition française de ce texte, qui l'ampute donc d'un tiers, sur des points très clairement identifiables.
Pornographie de l'horreur. — En ce passage d’une année à l’autre nous avons vécu de tristes journées. Cette tristesse émane des événements qui proviennent de Gaza et qui illustrent ce que les hommes portent de moins glorieux. M’apparaît dans sa nudité l’horreur qui caractérise l’humain.
Horreur de ceux qui se présentent d’une manière intolérable en victimes.
Horreur de ceux qui usent de la guerre électronique passant par l’abstraction pour préserver ceux qui la mènent de la culpabilité suscitée par la mort qu’ils sèment.
Horreur de cette même guerre, qui, aussi précise dans la programmation de ses cibles, n’évite jamais la mort des enfants et des innocents.
Horreur du Hamas qui a multiplié ses provocations en interrompant la trêve par le lancement de fusées futiles, d’une nuisance infime et qui savait qu’il allait recevoir une terrible réplique sans en préparer la parade: le jour même où l’attaque israélienne a été suscitée une école de police du Hamas célébrait la sortie d’une promotion de cent cinquante membres offrant ainsi à l’ennemi une cible profuse qui ne fut pas ratée; le raid des fusées a anéanti soixante des cent cinquante promus.
Horreur d’Israël qui prend le prétexte des fusées palestiniennes dérisoires pour réagir par une expédition punitive féroce confiant plus que de mesure dans la haute technologie pour détruire un ennemi aux moyens archaïques. Je dis bien fusées dérisoires, futiles, archaïques, de nuisance infime car il suffit de se référer aux statistiques pour que ces qualificatifs gagnent leur authentification: ces dernières années, les milliers de fusées lancées par Hamas sur Israël à partir de Gaza n’ont causé que trois dizaines de morts et quelques autres de blessés.
Me voilà moi-même contaminé par l’horreur en me découvrant user d’arguments puisés dans le décompte macabre.
Horreur du discours de Nasrallah qui accable l’Égypte parce qu’elle ne laisse pas libre le passage de Rafah, ce qui ferait du Sinaï un refuge palestinien élargissant le champ de bataille.
Horreur du même Nasrallah dans ses allocutions répétées depuis le début des opérations terrestres où il appelle les gens du Hamas à tuer le plus grand nombre de soldats hébreux pour obtenir une autre «victoire divine» tout aussi factice que sa propre «victoire» déjà déclarée «divine» pendant la guerre qui, l’été 2006, a ravagé le Liban.
Horreur de l’Égypte qui invoque la légalité pour voiler son apathie: l’accord international stipule en effet que le poste de frontière Rafah ne peut accueillir les passagers que sous le contrôle de l’Autorité palestinienne de concert avec les représentants de l’Union Européenne et le consentement d’Israël. Or, le Hamas, suite à son coup d’État, a chassé de Gaza l’Autorité palestinienne, ce qui a conduit l’Union Européenne à retirer ses agents.
Horreur de la surenchère entre certains États arabes, Égypte, Arabie Saoudite, Émirats qui ont envoyé à Rafah des équipes médicales se distribuant les blessés palestiniens pour compenser leur impuissance afin de s’acquérir une bonne conscience à peu de frais.
Horreur de la fetwa scandaleuse émise par des docteurs de la loi autoproclamés qui dessaisissent du statut de martyre l’officier égyptien tué par balles palestiniennes à Rafah.
Horreur de la manière avec laquelle l’Égypte célèbre son mort désacralisé en en habillant la dépouille des oripeaux sacrés du martyr.
Horreur du débat régressif sur la notion de shahîd, de martyr. Tout le monde arabe et islamique y participe alors qu’en vérité, il s’agit de morts et de blessés de guerre qui ne sont pas les sacrifiés de Dieu mais les victimes des hommes, leaders piètres, incompétents ignorant les rudiments de la technique de guerre comme de la politique.
Horreur que suscitent les télévisions arabiques (et particulièrement Al-Jazira) filmant avec complaisance des gros plans et des zooms sur les faces ensanglantées, défigurées, tantôt se contorsionnant de douleur, tantôt inertes; images qui s’enchaînent selon le choc d’un montage morbide destiné à exciter une opinion arabe inconsolée dans son identification palestinienne. De tels médias escamotent par le recours à l’émotionnel l’analyse politique et stratégique qui devrait montrer qu’une grande part du mal provient du Hamas, de son coup d’État, de son mélange de religion et de politique, de sa volonté de s’exhiber en victime expiatoire, de la théâtralisation involontaire de son incompétence militaire et politique, de son inconscience à exposer ses troupes et son peuple à la mort. Mort qui veut entretenir le potentiel de légitimité par le culte du martyre, faisant de sa mise en scène un instrument de conquête obscurcissant l’horizon de la modernité politique construite sur la concertation qui tempère la coercition, la concession qui facilite la conciliation sinon la réconciliation.
Cette horreur du martyre connaît sa plus lugubre illustration avec la décision d’un des chefs du Hamas Nizâr Rayyân de rester dans sa maison avec ses quatre épouses et ses onze enfants bien qu’il fût informé que sa résidence était inscrite parmi les centaines de cibles répertoriées par Tsahal. Malgré l’avertissement, il décida de s’exposer avec toute sa famille pour obtenir en compagnie des siens le martyre. Sa maison fut de fait soufflée par les redoutables fusées qui, après leur trajectoire horizontale, piquent en angle droit vers une descendante verticale pour s’enfoncer jusqu’à plus de trente pieds sous terre avant d’exploser et tout pulvériser de ce que porte le site perforé.
Horreur de Mahmûd az-Zahhâr, un des chefs militaires du Hamas, promettant la «victoire» au troisième jour de l’offensive terrestre, dans l’attente des combats de rue. Cette victoire qui, selon ses dires, «est à venir avec la permission de Dieu» (bi-izhni ’llâh) ne viendra pas car ce Dieu qu’il invoque n’est pas facile à convoquer; il ne sera pas au rendez-vous comme il ne l’a pas été dans les pires désastres qui ont dérouté ceux qui y croient, quel que soit leur credo. Sachez que tel Dieu ne fera rien de plus que ce que font les hommes; et de nouveau il se manifestera par l’abandon pour que ceux qui l’adorent se mesurent à l’épreuve et au doute auxquels ils seront soumis dans l’intensité de leur foi.
Horreur du culte de la technologie, symétrique au culte du martyre, qu’illustre le sourire comme apaisé de Tzipi Livni au palais de l’Élysée, à côté du Président Nicolas Sarkozy et de son collègue Bernard Kouchner, sourire de mondanité politique pendant qu’enfants et femmes meurent sous les bombes de haute précision; dans la circonstance, Madame Livni a estimé qu’il n’est point nécessaire d’accepter «la trêve humanitaire» proposée par ses hôtes.
Une autre horreur accable la même Tzipi Livni qui, après l’intervention terrestre de son armée, a considéré qu’il est impossible d’éviter les victimes civiles du fait que les combattants du Hamas se meuvent au sein de la population.
Telle horreur se surajoute à l’horreur du Hamas qui opte pour la stratégie qui prend en otage la population en faisant d’elle ce que leur référence au jihâd, à la «guerre sainte» appelle «le recours au bouclier humain».
Horreur que ne tempère pas la presse israélienne critiquant par avance l’inefficacité de cette guerre, déjà comparée à celle du Liban contre le Hezbo’allâh; certains chroniqueurs pensent en effet que le but de cette guerre (la déligitimation sinon l'affaiblissement du Hamas) ne sera pas atteint. Il est vrai que la défaite du Hamas exige une guerre d’une autre nature, celle des idées et de la confrontation idéologique qui sont, hélas! à peine entamées et loin d’être gagnées.
Horreur de la déclaration tchèque faite au nom de l’Union Européenne pour affirmer qu’Israël est en légitime défense, ce qui l’absout de tout crime de guerre: que dire alors des 256 enfants qu’on recense parmi les 850 victimes palestiniennes dénombrés au terme de quinze jours de guerre ?
Horreur de plus à mettre sur le compte du président G. W. Bush (peut-être l’ultime parmi celles qu’il accumula en son double mandat de huit ans) lui qui, en associant ces opérations à une «mesure de protection», épargne d'Israël le soupçon.
De tels événements actualisent le cri que Conrad mit dans la bouche de sa créature Kurtz par quoi finit Au cœur des Ténèbres: «horror! horror!» Décidément des empires coloniaux aux temps de la mondialisation, du XIXe siècle finissant au XXIe dont nous achevons la première décennie, c’est toujours l’horreur que les humains ont en partage.
Pornographique est cet étalage de l’horreur, celle qui couronne Thanatos en destituant Éros, celle qui privilégie le principe de mort en éclipsant l’amour de la vie, celle qui suspend le renoncement et la rétention qui font la civilisation pour précipiter l’avènement de la barbarie mue par l’instinct destructeur qui, dans la primauté accordée à la violence, diffuse la mort et transforme les aires de peuplement en ruine et en cimetière.
Photogramme: © Ingmar Bergman, La Mort dans Le septième sceau (1957).