Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mercredi 11 février 2009

Le rêve brisé d'Arthur


Quel philosophe, quel historien, quel sociologue, démontera les mécanismes, analysera et explicitera les sens des enchaînements historiques qui auront rendu possible, fatale, nécessaire, la rédaction d'abord d'un tel texte en France, par cet homme et pas un autre, ce qui m'a donné l'occasion de le découvrir (1), mais aussi sa publication
dans Le Monde du 8 février 2009?

D'OÙ VIENT CETTE HAINE DES INCENDIAIRES DES ÂMES? — Après Vals-les-Bains et Lille, alors que je suis dans ma loge, on m'annonce que, pour la troisième fois cette semaine, des manifestants propalestiniens sont devant le théâtre où je dois me produire. Encore. Muni d'une banderole, un groupe scande: "Arthur sioniste, Arthur complice!" Un autre: "Arthur Essebag finance la colonisation!" D'autres encore brandissent à bout de bras des photos d'enfants palestiniens ensanglantés avec écrit: "Arthur soutient la guerre!" Et puis, se voulant sans doute blessant, mais juste ridicule, pathétique: "Arthur larbin!"
Par la fenêtre, au milieu d'un imposant service de sécurité, je les regarde. Ils sont moins nombreux qu'à Lille et Vals-les-Bains. Mais calmes. Organisés. Déterminés. Le plus effrayant, c'est qu'ils semblent sincèrement convaincus de ce qu'ils disent...
Après l'étonnement, l'incompréhension. Puis, le silence. Puis, ce dilemme que, pour la première fois de ma vie, je découvre: répliquer au risque de donner trop d'importance à une minorité de sots qui ne rêvent que de jeter le feu dans les esprits — où me taire en espérant, ainsi, apaiser cette violence folle? Il m'aura fallu attendre la troisième manifestation pour prendre mon parti. Je ne le fais pas pour moi. Je le fais pour les hommes et les femmes qui sont venus à ces spectacles malgré la menace, je le fais pour tous les amis, connus et inconnus, qui entendent ces inepties, m'écrivent et ne comprennent pas. Je le fais pour tous les simples citoyens qui n'ont pas le même accès que moi aux médias et qui ont à supporter, souvent avec plus de violence que moi, le même type d'injures, de stigmatisation, bref, d'antisémitisme.
D'où vient cette haine? Et qu'est-ce que je viens donc faire dans le conflit israélo-palestinien? Tout commence en janvier 2004, quand Dieudonné déclare au détour d'une interview au magazine
The Source, qu'il existerait «un lobby juif très puissant qui aurait la mainmise sur les médias, dont fait partie Arthur qui, avec sa société de production, finance de manière très active l'armée israélienne. Cette armée qui n'hésite pas à tuer des enfants palestiniens (2)». Qu'est-ce qui fait que ces propos aient été relayés sans commentaire dans les colonnes du Monde (3)?
Qu'est-ce qui fait que cette pure imbécillité, cette rumeur sans l'ombre d'un fondement, est aussitôt relayée par une grande partie de la presse? D'où vient que soit pris pour argent comptant le délire d'un humoriste qui eut, jadis, un peu de talent mais qui commence, à ce moment-là, la pathétique dérive qui, à coups d'insultes répétées contre des artistes juifs ou supposés tels, va le mener tout doucement au contact du
Front national? Je l'ignore. D'autres que moi recomposeront l'histoire de cette incroyable indulgence dont les provocations, les mensonges, les constructions énormes de ce personnage auront bénéficié dans les médias.
Pour moi, le mal était fait. Si c'était dans le journal c'est que c'était vrai. Suite à cet article, Dieudonné sera condamné pour diffamation raciale par le tribunal correctionnel de Paris et par la cour d'appel de Paris. Mais, encore une fois, le mal était fait. Et je me trouvais confronté à cette loi d'airain qui veut que, dans ces "batailles", là aussi, la première frappe est souvent, hélas, la plus dévastatrice.
Tous les témoins de ces manifestations racontent. De l'imbécile "Arthur est sioniste, il finance Israël avec son fric!", on est vite passé à l'infect "de toute façon il est juif donc il soutient les bombardements de Gaza!" Juif... sioniste... finance... fric... Tout est dit. Et, sitôt la dépêche AFP publiée, les sites et blogs Internet se déchaînent. C'est comme s'ils étaient dans les
starting-blocks et n'attendaient que cela. C'est comme si ceux qui n'avaient jamais pu exprimer leur fiel, leur antisémitisme à mon encontre, pouvaient enfin se lâcher au grand jour. Certains sites, débordés, horrifiés, fermeront leurs commentaires et forums; d'autres comme celui du Point où du Nouvel Observateur laisseront faire.
Quant à moi, pour la première fois de ma vie, à quarante-deux ans, je découvre cette forme de haine. Fini le cocon douillet de l'animateur vedette. Je prends de plein fouet ce drôle de retour du refoulé. Les vieux démons se réveillent et c'est moi, cette fois, qu'ils pointent du doigt. En surfant sur le Net dans l'encyclopédie
Wikipédia, je découvre, dès la première ligne, au milieu de mille inepties, que je suis "d'origine juive, marocaine" et plus loin "déjà multimillionnaire". Laurent Gerra, Jamel Debbouze, les autres artistes, ont-ils droit à ce type de précisions et, dans mon cas, d'imprécisions peu innocentes? Non. Arthur, juif, argent, marocain, donc pas français. Encore...
C'est aussi sur Internet que
Le Figaro a lancé l'odieuse rumeur "Arthur aurait vendu son appartement à Vladimir Poutine !" Non seulement odieuse, la rumeur. Non seulement lancée sur la Toile et aux chiens, sans que nul ait pris la peine d'aller à la source, se renseigner, vérifier. Mais fausse, évidemment. Dénuée — je rougis d'avoir à la préciser (4) — de l'ombre d'un fondement. Mais voilà... Tout le monde connaît Poutine...
Et quelle aubaine de pouvoir ajouter à mon portrait cette délicate nuance: "Arthur... argent... que ne ferait-il pour de l'argent, Arthur? Ces gens-là, les gens de son espèce, n'ont-ils donc aucun principe, aucune valeur et, quand il s'agit d'argent, aucune retenue?", "Arthur sioniste! Arthur finance l'armée d'Israël!": cette horrible phrase, ce mensonge repris en boucle par des centaines de sites et d'articles de presse, comme j'aurais aimé qu'un journaliste, un seul, prenne soin de le vérifier.
J'aurais aimé que le maire de Lille réagisse. J'aurais aimé que le maire de Belfort réagisse
(5). J'aurais aimé que tout ceci ne soit qu'un cauchemar. Mais ce n'est pas un cauchemar et le réveil est douloureux.
Même si je suis sonné, je reste debout. Même si c'est compliqué, je mets un point d'honneur à ce que ma tournée se poursuive. Venant de ma part, certains trouveront tout cela anecdotique. D'autres non.
Je m'appelle Jacques Essebag. Je suis né le 10 mars 1966 à Casablanca. Durant la guerre des Six-Jours, ma famille a quitté le Maroc pour s'installer dans la patrie des droits de l'homme. Je suis français.
Jamais je n'aurais imaginé, que dans mon propre pays, dans ce pays que j'aime tant, dans ce pays qui m'a tant donné et auquel j'essaie de rendre un peu, on puisse manifester contre moi uniquement parce que je suis juif. — © Arthur,
Le Monde du 8 février 2009.

1. N'ayant jamais écouté ni les stations de radio ni les chaînes de télévision où il a déployé sa carrière, ne découvrant certains de ses amis ou ex-amis humoristes que lorsque d'autres raisons les ont fait sortir de ce qui était pour moi un anonymat, apprenant aujourd'hui qu'il a acquis une certaine notoriété sur des scènes de boulevard, et qui fut son épouse, je n'avais jusqu'ici aucune raison de mentionner seulement ce prénom (et finalement aussi ce nom) dans Ralentir travaux.
«Creuse, vieille taupe», comme disait Karl Marx, à propos des ruses de l'Histoire qui, progressant toujours par son mauvais côté, surgit toujours là où on ne l'attend pas.
2. C'est pour nous une sorte d'axiome: Toujours aux faussaires échappe quelque chose de l'ordre du langage. Ici, cet éloquent glissement du conditionnel vers l'indicatif montre à soi seul comment l'insinuation se fait assertion, presque preuve. La réciproque de notre axiome n'est évidemment pas vraie.

3.
Le Monde précise, entre parenthèses: "
NDLR : Notre édition du jeudi 8 janvier 2004 citait les propos de Dieudonné au magazine The Source". Notons à notre tour qu'Arthur confirme la mention de ces déclarations par le quotidien, mais qu'il déplore son absence de commentaires. Ceux-là même que Beaumarchais appelle "libres".
4. Le site d'@rrêt sur images publie la capture d'écran du "confidentiel" du Figaro.fr du 23 mai 2008 et le droit de réponse d'Arthur, publié le 5 juin par le quotidien. Il reste, en effet, que la quasi-totalité des blogs qui ont relayé la rumeur n'ont jamais rien corrigé.
5. En clair: Martine Aubry (PS) à Lille et Étienne Butzbach (Gauche unie) à Belfort. Jean-Claude Flory (UMP) maire de Vals-les-Bains a
appelé à la vigilance, aussitôt après l'annulation du spectacle le 16 janvier 2009.