Facebook a voulu modifier les conditions d'utilisation de sa plate-forme, en s'arrogeant le droit d'archiver et de réutiliser à perpétuité les données, renseignements et historiques de ses membres, y compris après leur départ. Les protestations des clients utilisateurs l'ont contraint à reculer, au moins provisoirement et assez formellement, puisque rien ne l'oblige vraiment à détruire les données dont il dispose.
La RATP impose le remplacement de la Carte Orange par le Passe Navigo, fichant les identités et les déplacements des abonnés, données que la Régie peut conserver quarante-huit heures. Là encore, des protestations et des organismes publics de surveillance ont imposé à la Régie un Passe Navigo Découverte, dit "anonyme" ou "non personnalisé", bien qu'il faille donner son nom et son adresse pour l'obtenir, et le payer alors que l'autre est gratuit. De plus, il n'est pas remplaçable en cas de perte, et proposé à contrecœur par le personnel qui n'a pas toujours été soigneusement instruit de ses modalités. Malgré tous ces obstacles et pénalités, 40% des abonnés ont opté pour cette formule.
Dans son ouvrage Surveillance globale, enquête sur les nouvelles formes de contrôle (Climats / Flammarion, 2009), l'écrivain Éric Sadin, artiste, enseignant dans les écoles d'art, analyse avec précision les changements en cours depuis les attentats de 2001, décidément une rupture historique majeure à bien des égards.
Il montre que, désormais et pour longtemps, l'architecture technologique est parfaitement au point, avec l'interconnexion généralisée, la géolocalisation, la vidéosurveillance "intelligente" en liaison avec des logiciels d'analyse comportementale, la constitution de bases de données, la biométrie, les puces et nanopuces, et ce qu'il appelle "l'horizontalisation de la surveillance": tout le monde regarde tout le monde et, parmi eux, des spécialistes regardent tout le monde. Le rôle des prestataires privés de droit américain, comme Facebook justement, Google, ou Yahoo y est prépondérant.
Il montre ensuite que l'incertitude géopolitique encourage les politiques sécuritaires et enferme les États démocratiques dans un double bind: pour pouvoir garantir la sécurité aux citoyens d'une façon supposée dissuasive et économique, sinon efficace, ils sont amenés à policer toujours au plus près la vie sociale (le fichier Edvige, retiré sous la pression citoyenne, ou le Système de Traitement des Infractions Constatées, STIC), pénétrer toujours davantage dans l'intimité de la vie et même du corps des citoyens (ainsi le Dossier Médical Personnalisé pourra stocker toutes informations sur nos soins, nos achats de médicaments et, à l'avenir, des implants dans notre corps seront autant de quantificateurs thérapeutiques, en vue de réguler et d'optimiser économiquement la politique de santé).
Cette politique sécuritaire se distingue théoriquement de l'agressivité marketing, mais la croise souvent dans les faits. Nous sommes sensibles à la vidéosurveillance parce que les caméras sont visibles et doivent d'ailleurs être légalement accompagnées d'une "information claire et constante" sur leur présence. Elles sont d'autre part un enjeu électoral important: ainsi la Ministre de l'Intérieur promet le triplement des circuits vidéo dans Paris en 2009. Mais l'arbre cache la forêt: le plus important reste la récolte maximale, non visible, de nos traces éparses d'achats, de centres d'intérêts, modes de transport, en vue, une fois ces données croisées et recoupées, de dresser des cartographies relationnelles et comportementales susceptibles d'alerter pouvoirs politiques et agences de marketing, qui les réalisent, se les vendent et se les achètent. Car si, aux USA par exemple, la loi interdit aux agences sécuritaires de collecter certaines informations, elles peuvent les acheter à des sociétés commerciales. Pour la RATP, l'un des intérêts majeurs du Passe Navigo est de pouvoir vendre les informations dont elle dispose, afin d'aider les sociétés commerciales à mieux cibler leurs stratégies d'anticipation de désirs d'achat et de fidélisation de leurs clients, et les agences sécuritaires, privées ou publiques, à mieux contrôler les déplacements des citoyens et des foules, vous et moi, a priori innocents et non suspects de quoi que ce soit, si ce n'est parfois d'avoir envie de manifester non loin d'une bouche de métro.
Ne soyons pas naïfs: le foisonnement de nos traces complique leur analyse mais sophistique aussi les outils de leur traitement. Face à ces processus périlleux, l'auteur espère enfin que nous ne sommes pas entièrement démunis. Les lois, selon lui, demeurent notre arme principale: à condition pourtant que, comme l'ont montré ces récentes affaires rappelées ci-dessus, nos vigilances collectives et citoyennes poussent à leurs promulgations. Sans oublier enfin nos conduites individuelles quotidiennes car, si un fichier comme celui du STIC se fonde sur des manquements à la loi afin de déceler des suspects, avec une efficacité discutable et des marges d'erreurs colossales attentatoires à nos libertés premières (1), nous ne livrons à Facebook et consorts que ce que nous souhaitons lui confier, et ces informations, accessibles à chacun, "copains", mais aussi agents d'embauche par exemple, sont souvent bien plus intimes et précises que celles rassemblées à grands frais dans les fichiers de police. C'est pourquoi, dit-il, les dénonciations frontales de tels dangers sont ambiguës, car il est bien plus vrai que, si nous n'y prenons garde, nous alimentons nous-mêmes, nous disséminons nous-mêmes toutes ces traces intimes, de notre plein gré (2).
1. "Le contrôle a confirmé que la possibilité de consulter à des fins d’enquête administrative le STIC — fichier de police judiciaire très partiellement mis à jour — représente un enjeu majeur pour les citoyens et peut entraîner des conséquences désastreuses en termes d’emplois. De surcroît, la procédure du droit d’accès indirect ouverte à tout citoyen, en raison de sa complexité juridique et de sa durée, n’est pas adaptée aux exigences du marché de l’emploi qui requiert une réponse extrêmement rapide." Extrait de CNIL: Conclusions du contrôle du Système de Traitement des Infractions Constatées (STIC), rapport remis au Premier ministre le 20 janvier 2009, téléchargeable dans son intégralité ici (1er février 2010: la page n'existe plus).
2. Grâce à mon aveugle imprudence, la question prend ici une suite.
2. Grâce à mon aveugle imprudence, la question prend ici une suite.
Photographie: © Maurice Darmon, 590 Madison Avenue, in Manhattan, mai 2008 (cliquer sur l'image pour l'agrandir). Autres images.