Un moment protégée par sa monnaie, l'Europe semble penser, à l'abri du contre-exemple de l'Islande, que son dynamisme, après avoir surmonté la catastrophe franco-allemande, lui aura fourni une belle panoplie d'instruments d'abord de sauvetages financiers, puis d'interventions économiques. Mais voilà: fort de son droit souverain, chaque pays de l'Union a empoigné ces outils communs pour répondre à ses problèmes domestiques, financiers et économiques: l'Espagne avec sa question immobilière, l'Irlande avec ses liens privilégiés aux États-Unis, l'Allemagne et ses exportations vers l'Europe et vers la Chine. Ainsi, en quelques mois, l'espace européen financier et économique s'est largement distordu, sinon disloqué. Et maintenant, ce sont les finances publiques des différents pays qui commencent à susciter la défiance envers notre monnaie, supposée commune. Supposée, puisque certains dirigeants européens en sont arrivés à distinguer dans l'Union des États "pigs", que d'autres préfèrent appeler "le Club Med" de l'Europe, c'est-à-dire les pays dont les difficultés seraient telles qu'ils seraient contraints de sortir de la zone euro pour purger leur dette. En clair, la Grèce, le Portugal, l'Italie, l'Irlande, l'Espagne, la Belgique sont déjà explicitement en vacances, et d'autres, comme la France, attendent sur le pré.
Gardons-nous d'ironies faciles et suicidaires: les sommets G de tous gabarits ont le mérite de se réunir (où en serions-nous s'ils ne se réunissaient même pas?) mais n'abordent pas les problèmes essentiels, largement identifiés: le monde entier éclate des tensions entre excédents commerciaux d'un côté et déficits gigantesques d'un autre; accumulation de l'épargne à un pôle et de consommateurs de l'autre; le cas d'école que représente le mercantilisme de la Chine, qui souscrit à l'Organisation Mondiale du Commerce d'une main et manipule sa monnaie de l'autre pour lui interdire une normale appréciation, afin de demeurer une immense machine à exportations, à investissement, à épargne, sans s'équilibrer vers sa demande intérieure, d'où viendrait une solution réelle à long terme.
Mais la maison brûle. Les USA doivent trouver dès 2009 (cette année!) deux trillions de dollars, l'Europe autant (mais libellés en euros). Cela représente au moins le triple de ce qu'ils lèvent en temps ordinaire. Si la Chine ne vole pas au triple galop au secours du dollar une fois encore (et le dollar ne l'intéresse que si elle continue à exporter), où les USA trouveront-ils tout cet argent, l'Europe semblant penser de fait qu'il lui suffira de s'engouffrer derrière l'inévitable reprise américaine?
L'euro peut-il rester encore longtemps tiraillé entre une politique monétaire correctement menée par la BCE et vingt-sept États qui continuent à avoir, chacun chez soi, chacun pour soi, le pouvoir de supervision, interdisant ainsi à l'Europe d'assumer collectivement la dette des États qui la composent? L'unique logique s'impose pourtant: les pays de l'Union les plus touchés doivent recevoir des autres une aide solidaire à bon compte, et les contribuables des Pays-Bas, de l'Allemagne, de la France doivent se sentir engagés par la dette grecque, portugaise, etc. Autrement dit, l'Europe doit modifier très vite son fonctionnement institutionnel. Si cette révolution, d'essence politique, ne se fait pas dans un avenir immédiat, alors un ou des pays de l'Union feront bientôt défaut et se refermeront sur leur propre misère. L'euro se sera révélé notre ligne Maginot économique et l'hyper-inflation réglera partout les dettes à sa façon.
© Photographie: Maurice Darmon, Scène de marché, 2008. voir autres Images.