Jocelyne Dakhlia, directrice d'études à l'EHESS, vient de publier un ouvrage dense, mais de lecture passionnante et aisée: Lingua franca, histoire d'une langue métisse en Méditerranée, aux éditions Actes-sud, 2009.
L'expression fait peut-être référence à la langue des Francs, et remonterait donc aux Croisades. Ou "Franc" désignerait simplement en monde musulman le chrétien d'origine occidentale, de même que, pour les Européens, "Turc" désignera le musulman en général. Une expression précoce se trouve dans ce texte du XIIIe siècle Contrasto della Zerbitana (i.e. "la Djerbienne, la fille de Djerba", texte ici, 1284/1305?). Mais son développement (et la période qu'étudie surtout ce livre) date de l'explosion de la course au XVIe siècle: prises corsaires, captures et rançons fonderont cet instrument de communication.
En 1612, Frère Diego de Haëdo (Topographie et histoire générale d'Alger, 1612, réédité par les éditions Bouchène, 2005, avec une préface de Jocelyne Dakhlia), rédempteur des captifs, parlant d'un "patois de nègres", précise que cette langue franque "ainsi appelée par les musulmans pour toutes les affaires" est utilisée par "même les femmes et les enfants". Si les musulmans n'utilisent jamais entre eux cette langue dont les mots sont d'origine essentiellement romane, la notation est importante: l'utilisent, bien sûr, marins, diplomates et marchands, qui peuvent venir d'Angleterre, du Danemark, de l'Est européen, mais aussi femmes, enfants, domestiques, concubines, esclaves et captifs des deux bords. Beaucoup de mères en terre musulmane seront italiennes par exemple, même si la lingua franca ne deviendra jamais une langue autochtone, ou maternelle.
L'échange s'opère dans les deux sens: les documents, vénitiens par exemple, prouvent que beaucoup de musulmans voyageaient en Europe pour le commerce ou par la captivité. Entre le XVIe et le XIXe siècle, son aire d'exercice dépasse largement la Barbarie (Maghreb actuel) et s'étend profondément dans tout le bassin méditerranéen, Alger, Tripoli, Smyrne, Marseille, Livourne, Naples, jusqu'à Constantinople.
Cette langue possède une matrice syntaxique réelle, mais minimale: des verbes, mais leur usage au seul infinitif la condamne au présent et à la parataxe; des noms, mais sans genre ni nombre; des pronoms simplifiés (mi, ti). Dénuée de tout prestige, en particulier littéraire, les traces et les citations abondent pourtant dans la littérature européenne. Les Nouvelles exemplaires (1613) de Cervantes et Le Captif (inséré par Cervantès en 1605 dans Don Quichotte, sur la base de sa propre captivité dans les chiourmes barbaresques) montrent justement l'existence de locutrices et même un usage de cette langue dans l'échange amoureux. À Venise, en témoigne dès 1545 La Zingana (La Gitane, pensons à "Gipsy", égyptienne) de Giancarli, jusqu'à L'impresario de Smyrne de Goldoni en 1759. En France, le fait que Molière l'utilise très souvent, en particulier dans la fameuse turquerie-ballet du Bourgeois Gentilhomme, IV, 5 (1670), musique de Lulli sur un livret écrit par un expert historique, le chevalier Laurent d'Arvieux (qu'on retrouve dans d'autres épisodes diplomatiques dans le Bassin) prouve que cette langue est aisément compréhensible par les spectateurs de l'époque. Cette pièce serait même le berceau du mot "sabir": "Si ti sabir, ti rispondir: si toi savoir toi répondre" (1). Dans Les Fourberies de Scapin (1671), une galère est au quai à Naples, et les protagonistes seront invités à bord par un Turc (roué bien entendu). Dans Le Sicilien ou l'Amour peintre (1667), la liste des personnages indique "Isidore, Grecque, esclave, (...) musiciens, troupe d'esclaves, troupe de Maures, deux laquais", et le valet Hali précise: "Sotte condition que celle d'un esclave!" dès la scène première. Jean-Jacques Rousseau discutera dans cette langue avec l'archimandrite grec de Jérusalem dans une "auberge" (mot issu de la lingua franca!) suisse et sera même engagé comme interprète: doit-il partie de cet intérêt à son père, horloger à Constantinople? Ou encore Gulliver, (1721) désespérant de se faire comprendre par les habitants de Lilliput, tentera en vain, après toutes les langues, d'utiliser la lingua franca.
Langue commune ne signifie pas pour autant cordialité. Le contexte (galères, — «Mais que diable allait-il faire dans cette galère?» — conversions et renégats, esclaves, ou simples divergences d'intérêts) est fréquemment au contraire l'angoisse, le conflit, l'adversité, la cohabitation violente et forcée. L'utiliser suppose l'existence de l'autre, de l'étranger avec qui il faut bien échanger, sans concession identitaire. Mais du coup, l'utiliser, c'est ipso facto reconnaître la réalité et la valeur des distances, des coutumes, des lieux et des usages. Elle est ce que Jocelyne Dakhlia appelle une "no man's langue", un peu comme l'anglais aujourd'hui qui, utilisé partout dans le monde, ne répand pas spontanément la concorde. Exit l'illusion espérantiste.
Des enjeux pour aujourd'hui? L'inventeur du "choc des civilisations", Bernard Lewis, pensait expliquer le déclin des sociétés d'islam par leur absence de curiosité, leur repli intellectuel, leur "quasi-ignorance des langues occidentales". La recherche de Jocelyne Dakhlia met au contraire en lumière la grande connaissance en monde musulman des savoirs européens fonctionnels: "la part d'européanité du monde arabo-musulman ne se réduit pas à l'héritage colonial mais (...) elle [lui] est bien antérieure. Et (...) du coup, il faut cesser de penser les relations entre les deux rives de la Méditerranée comme un simple rapport dominants-dominés". En outre, n'oublions pas que, en terre d'islam où musulmans côtoient au quotidien Grecs ou Arméniens par exemple, les convertis ont pu devenir ministres ou occuper souvent de très hautes fonctions. Voit-on un seul cas symétrique en Europe? L'asymétrie est surtout visible dans ce fait que les musulmans n'ont pas produit une étude savante des langues européennes, ce qui ne voulait pas dire qu'ils ne les connaissaient pas.
Justement, au XIXe siècle de la colonisation, cet orientalisme savant européen va accompagner le mouvement d'études des "langues pures" et l'oubli de la lingua franca. Après 1830, elle incorpore davantage de mots issus des dialectes arabes et, alors qu'elle transcendait les classes sociales, elle devient le "sabir" discriminant des portefaix, des domestiques, des prostituées, des indigènes et des petits blancs.
C'est à Tunis que j'ai connu ce sabir, ce dernier avatar de la lingua franca. Je l'ai entendu, je l'ai parlé un peu, aimé dans la bouche de ma vieille Rosina Vitto qui m'éleva après avoir vu naître mon père, tous les matins dans notre maison avant de regagner chaque soir son patio de la Petite-Sicile, je l'ai écouté goulûment enfin entre 1953 et 1957, lorsque, dans la salle des fêtes du Lycée Carnot — un vrai théâtre avec scène et rideau rouge —, j'assistais, enfant, aux "one-man show" (sketches tirés de ses Sabirs, 1927 ou de ses Cris de Tunis, 1941; ses versions des Fables de La Fontaine ou, le 22 mai 1954, à 16 h. 30, cette causerie — une table, une carafe — Si Tunis m'était conté, téléchargeable ici), donnés par un vieux monsieur, bon Français, bon chrétien, ancien élève des Frères des Écoles chrétiennes, un certain Eugène-Edmond Martin roi du palindrome, le truculent, l'inoubliable Kaddour ben Nitram. Ou à plat ventre sur le frais carrelage aux splendides couleurs et aux mystérieux dessins du 6 rue de Corinthe (près des rues Navarin, d'Athènes ou de Sparte, des impasses du Pirée ou de Salonique, ronde des ports autour de l'immense friche du séculaire cimetière juif désaffecté, aujourd'hui gare routière), la tête dans les mains, quand, sur notre phonographe à manivelle, parlaient, du même Martin/Nitram, les 78 tours.
1. Découvrons à cette occasion toute la belle Dormeuse blogue, qui cite un passage de la scène 1 de l'acte V.
© Photographie: Juif de Djerba, auteur non identifié, tous droits réservés.