Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 18 décembre 2009

Gauche: glaner ou gagner?



La droite française au pouvoir a tout intérêt à continuer à personnaliser sa politique derrière un ou quelques noms connus de tous. Après tout, quand un de ses acteurs sombre, elle brandit l'usure naturelle du pouvoir et cherche un autre Matamore, prêt à prendre le relais. On connaît la fameuse prédiction, avérée, de De Gaulle, expert en pouvoir personnel, le 15 mai 1962, plaisir de revoir l'artiste et de le réentendre: «Ce qui est à redouter à mon sens après l'événement dont je parle [i.e. sa disparition], ce n'est pas le vide politique, c'est plutôt le trop-plein». L'exception de 1981, où les rivalités intestines de la droite orléaniste favorisèrent l'historique accession de François Mitterrand à la présidence, n'est qu'apparente. Massive et sans appel, sa victoire ne fut confortée qu'aux marges par ces querelles.

Mais quand l'opposition de gauche en France s'imagine qu'il lui suffira de brocarder tous les actes, les mots et les silences d'un homme; d'épingler de soi-disant petites phrases ou des anecdotes que, trop content, le pouvoir en place ne cesse de lui donner en pâture; de semer la haine, qu'elle soit mondaine ou populacière, en lieu et place de toute analyse au risque (bien réel, on l'a vu ces jours-ci en Italie) d'armer le bras d'un fou, ce qui décuplerait la confusion politique au bénéfice de l'extrême droite ou/et de son sosie auto-labellisé "critique radicale"; et de brandir enfin au supposé bon moment le magique et mystificateur «Tout sauf», pourtant à l'origine indiscutable de son échec aux dernières présidentielles, pour ramasser (comme s'il suffisait d'attendre et de se baisser) les fruits mûrs du dit "mécontentement populaire grandissant"; quand la gauche en demeure obstinément là, cela tient de l'aveuglement devant ses défaites et du déni constant des sanctions répétées que le pays lui inflige.

Le seul répit immédiat que cette opposition en tire est de se dispenser de toute réflexion, de tout projet, de toute proposition alternative, et de pouvoir continuer elle aussi à chercher le bon nom, la bonne personne et l'autre nom avec qui s'allier, jeu d'ombres où elle croit pouvoir rivaliser. Alors, en voilà qui forcent les portes de leurs camarades de parti, tandis que d'autres se cachent et attendent leur heure derrière des fonctions internationales importantes, et les nouveaux venus ou revenus guettent un strapontin, qu'ils espèrent éjectables tant ils n'en voient que le moment de l'ascension, alors qu'ils se suicident en riant de ce qu'ils sont les seuls à qualifier de mots d'esprit. Une partie de perdant-perdant s'annonce pour l'opposition historique et pour notre pays, l'inacceptable étant qu'elle ne la voie pas venir et continue à espérer le «grand chelem» (1) aux élections régionales de juin prochain. Qu'elle écoute au moins les familiers des grands courts: ils lui apprendront que le tennis est un sport de combat où ne se glane jamais la victoire.

Si François Mitterrand a remporté la présidentielle en 1981, c'est précisément parce qu'il a compris dès son échec personnel de 1965, qu'il lui faudrait penser, articuler, écrire et signer un programme, et des livres. Si la droite profite spontanément d'un certain confusionnisme, d'une dépolitisation lasse et d'une personnalisation à marche forcée, la gauche doit, pour s'imposer, donner une chance à la raison, faire en sorte que le langage, la pensée, et l'écriture s'en mêlent. Si, par malheur, elle remportait d'un cheveu la victoire, malgré cette protection contre elle-même somme toute salutaire que lui ménage son handicap, ce serait sur le mode de la farce, dont Marx — Dieu merci, il revient! (2) — ne serait pas le dernier aujourd'hui à se dire qu'elle ne saurait se répéter qu'en tragédie.

1. L'ambition de gagner toutes les régions en juin 2010 est explicitement celle de Martine Aubry, mais elle a pris la précaution de souffler la paternité de l'expression à Jean-Louis Bianco, l'homme qui, le 24 juin 2009, a été nommé par son parti "Responsable du Projet des Socialistes pour les élections régionales de 2010". Évidemment les salles de rédaction n'ont pas manqué cette aubaine et ont carillonné à l'envi cette ignorante fanfaronnade. Notre talentueux amuseur Daniel Cohn-Bendit a aussitôt compris,
en meilleur tacticien, qu'il avait tout à perdre à s'embarquer sur ce radeau de la Méduse.

2. Mais saurons-nous conjuguer l'analyse et l'action en termes de lutte des classes ou de lutte des blocs historiques avec l'imminence du désastre écologique, qui, à la différence de tous les autres conflits analysés en termes de rapports de forces, est le seul à ne pouvoir connaître aucun gagnant? L'actualité que nous assène le sommet de Copenhague ne laisse guère de temps ni d'espace à la construction d'une telle synthèse.

Mardi 22 décembre 2009. — Toujours Jean-Louis Bianco, toujours "Responsable du Projet des Socialistes pour les élections régionales de 2010", dans Le Monde du 22 décembre 2009: «Je ne pense pas que les électeurs attendent une collection de mesures en faveur de l'environnement. Certes, les gens sont devenus plus sensibles à la dimension écologique de leur consommation, mais, en cette période de difficultés sociales, ces questions n'arrivent pas en tête des préoccupations». Comment dire en moins de mots que nous ne sommes rien de plus ni de mieux que des "électeurs"; que, le but étant de remporter «le grand chelem» selon ses propres dires, à partir de ce que ces prescripteurs d'opinion et dirigeants de l'opposition s'imaginent être nos "attentes", ils se dispensent à bon droit de toute construction d'une alternative, d'un "Projet" justement, qui trancherait avantageusement sur une "collection"; qu'il leur suffit d'entendre "nos préoccupations", dont d'ailleurs seule "la tête" les intéresse.

Pourquoi inventer, pourquoi imaginer, pourquoi proposer? C'est qu'il faudrait alors se mettre en peine de nous expliquer que nos "attentes" et et nos "préoccupations," pour respectables qu'elles soient, ne sont peut-être pas lucides sur les vraies priorités, les vrais les urgents combats? Mais écoutons plutôt Christophe Girard, adjoint à la Culture et candidat socialiste à Paris, nous ouvrir les yeux sur l'essentiel de notre avenir: «L'important est de prendre garde que l'échec de ce sommet [de Copenhague] ne nous fasse pas dériver vers un discours culpabilisant». Si c'est là "l'important", nous voilà définitivement rassurés.

© Photographie: Yannick Noah. Auteur non identifié, tous droits réservés.