Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mardi 22 décembre 2009

Lire Nietzsche avec Élisabeth Roudinesco




Nous reviendrons peut-être (1) sur le livre d'Élisabeth Roudinesco: Retour sur la question juive (Albin Michel, 2009). Mais nous voulons au moins dire que son premier mérite est de réagir contre tous les esprits forts de droite et de gauche qui participent à la diabolisation des Philosophes des Lumières, du jeune Marx et de sa Question juive, et à leur enrôlement dans l'antisémitisme, que ce soit pour s'en plaindre ou pour s'en armer.
Aujourd'hui, laissons-la nous donner à relire Nietzsche, dont beaucoup savent à quel point sa pensée fut falsifiée par sa sœur Élisabeth Förster, antisémite et pro-hitlérienne, mais dont ces lignes surprendront sans doute encore quelques courants préjugés. Élisabeth Roudinesco écrit et cite Nietzsche:


En 1878, au moment même où se constitue l'antisémitisme allemand, [Nietzsche] condamne la persécution des Juifs comme l'une des faces les plus hideuses du nationalisme, celle qui «consiste à mener les Juifs à l’abattoir comme les boucs émissaires de tous les maux possibles publics et privés. Dès qu’il n’est plus question de conserver des nations — écrit-il — mais de produire et d’élever une race mêlée d’Européens aussi forte que possible, le Juif est un ingrédient aussi utile et aussi désirable que n’importe quel autre vestige national. [...].» Et après avoir rendu un éloge somptueux à Spinoza, puis salué le génie des Juifs libres-penseurs, il ajoute, prenant le contre-pied absolu de Renan et des adeptes du couple infernal [Aryens/Sémites]: «C’est à leurs efforts que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable, et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir la victoire, et que la chaîne de la civilisation, qui nous rattache maintenant aux Lumières de l’Antiquité gréco-romaine, soit restée ininterrompue. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à l’occidentaliser de nouveau: ce qui revient, en un certain sens, à faire de la mission et de l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque [Humain trop humain, 1, § 475].»

Enfin, en 1887, dans une lettre à Theodor Frisch [disciple de Wilhelm Marr et premier traducteur en allemand du Protocole des Sages de Sion], qu'il considère comme un imbécile, [Nietzsche] s'en prend à l'antisémitisme proprement dit: «Croyez-moi: cette invasion répugnante de dilettantes rébarbatifs qui prétendent avoir leur mot à dire sur la valeur des hommes et des races, cette soumission à des autorités que toutes les personnes sensées condamnent d'un froid mépris — comme Eugen Dühring, Richard Wagner, Ebrard, Wahrmund, Paul de Lagarde — lequel d'entre eux est le moins autorisé et le plus injuste dans les questions de morale et d'histoire? Ces continuelles et absurdes falsifications et distorsions de concepts aussi vagues que "germanique", "sémitique", "aryen", "chrétien", "allemand" — tout ceci pourrait finir par me mettre vraiment en colère et me faire perdre la bonhomie ironique avec laquelle j'ai assisté jusqu'à présent aux velléités virtuoses et aux pharisaïsmes des Allemands d'aujourd'hui. Et, pour conclure, que croyez-vous que je puisse éprouver quand des antisémites se permettent de prononcer le nom de Zarathoustra — Élisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, Albin Michel, 2009, pp. 59/60.

1. 26 décembre 2009. — Ce livre part manifestement d'un travail de fiches, la plupart du temps instructives et pertinentes, ce qui justifie déjà qu'on puisse trouver beaucoup de profit à le lire: la distinction entre l'antijudaïsme des Lumières et l'antisémitisme du siècle suivant; le jeune Marx et son article sur La question juive; le terrible Renan; la vraie voix de Nietzsche donc (citée ci-dessus); ce fou de Herzl qui inventa le sionisme; les variations de Freud autour de son judaïsme et la compromission du mouvement psychanalytique avec le nazisme; un beau portrait de Hannah Arendt; quelques pages bien senties sur Noam Chomsky, sur nos inquisiteurs modernes et sur la grande difficulté à échapper aux amalgames faciles sur le conflit entre Israël et la Palestine; un émouvant souvenir personnel sur son expérience d'enseignement en Algérie: tout cela nous informe et c'est précieux.

Louis Leloir (1843-84): La Lutte de Jacob avec l’Ange (1865).