Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mercredi 23 décembre 2009

Godard et la question juive (suite)



Le 4 octobre 2009, aux Rencontres du Monde des Livres, Annick Cojean rapporte qu'Alain Fleischer assure avoir entendu ce propos de Jean-Luc Godard, lors du tournage de Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard, déclaration qu'il estime être «une énième provocation du cinéaste»:

«Les attentats-suicide des Palestiniens, pour parvenir à faire exister un État palestinien, ressemblent, en fin de compte, à ce que firent les Juifs, en se laissant conduire comme des moutons et exterminer dans les chambres à gaz, se sacrifiant ainsi pour parvenir à faire exister l'État d'Israël.»

Contrairement au public «consterné» et «glacé», je défie quiconque de comprendre quoi que ce soit à ce nonsense. Nul ne peut retenir mot pour mot une phrase aussi contournée ni, vu la sollicitation escomptée sur la présence de quelques gros mots, se permettre de la citer approximativement. Pourtant son rapporteur ne conforte ses dires d'aucune trace écrite, sonore, ou filmique vérifiable.

Constatant la gravité de la déclaration, Le Monde charge Jean-Luc Douin d'une enquête. Le journaliste rédige un article Godard et la question juive, en date du 11 novembre 2009, où la même phrase est rapportée, mais dans un tout autre contexte:

«Dans un roman intitulé Courts-circuits, récemment édité au Cherche-Midi, Alain Fleischer raconte qu’en aparté, lors d’une pause, Jean-Luc Godard aurait lâché cette phrase monstrueuse à son ami et interlocuteur Jean Narboni, ex-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma», et Jean-Luc Douin conclut: «Jean-Luc Godard est coutumier de ce type de provocations».

Cette enquête a au moins le mérite d'éliminer notre premier trouble et de préciser que l'auteur littéral du propos est donc, par écrit, Alain Fleischer lui-même. En se reportant au texte de l'article, on prendra connaissance de nombreuses autres «monstruosités» censées prouver, s'il en était encore besoin, l'antisémitisme si avéré de Godard.

Devant l'étonnement de certains lecteurs, Véronique Maurus, la médiatrice du Monde revient sur l'affaire le 4 décembre 2009 dans La question Godard. On y apprend que Jean Narboni n'a aucun souvenir d'une semblable déclaration de son «ami» (ce qu'il semble être vraiment d'ailleurs, nous n'utilisons jamais les guillemets à des fins expressives). Quant à Dominique Païni (qui le fut longtemps jusqu'à la rupture de Beaubourg, mais qui a l'élégance de ne jamais transformer ses déceptions en rancœur), il envoie un rectificatif à la rédaction du journal:

«Jean-Luc Douin me fait supposer que la fixation que Jean-Luc Godard nourrit pour (ou contre) Chantal Ackerman est de nature "antisémite". Je n'ai pas affirmé cela, du seul fait évident que je n'en sais rien! Mes dialogues passés avec Godard ne me l'ont jamais prouvé.»

Du coup, c'est le silence prolongé du cinéaste, sommé de s'expliquer sur ses supposées déclarations, qui fait problème. Et ce renversement exemplaire se prolonge. Véronique Maurus écrit:

«Jean-Luc Douin, ses notes à l'appui, assure qu'il n'a "rien inventé". "La phrase monstrueuse n'est pas dans le film, ajoute-t-il, Fleischer n'a pas de témoin et les proches sont gênés, mais il n'est pas invraisemblable que Godard l'ait dite, ne serait-ce que par provocation."
«Dans son article, le journaliste reconnaît honnêtement que nul ne corrobore la phrase citée par Fleischer; il rappelle cependant de nombreux exemples de provocations du cinéaste: "Godard est sans doute antisioniste. Frôle-t-il l'antisémitisme? La question plane dans la critique depuis longtemps. Qu'on l'écrive choque tellement ses admirateurs que l'objet du scandale n'est plus Godard mais l'article."»

Oui, calomnier quelqu'un sans preuves; se fier aux racontars changeants d'un auteur dont on a pu apprécier les sentiments peu amènes à l'égard du cinéaste durant les débats (en ligne sur ce site) qui accompagnèrent la projection de son film; exiger du cinéaste qu'il s'explique sur les propos qu'il lui prête et qu'il répand; pour finir par se réfugier derrière le «vraisemblable»: c'est exactement scandaleux. Si scandaleux a encore un sens pour cet inquisiteur.

On pense en avoir terminé avec cette affaire? Voilà qu'un lecteur s'insurge:

«Vous titrez: "Godard et la question juive". Par l'emploi délibéré de ces mots, sans précédents dans votre journal — il y a eu Sartre et ses Réflexions sur la question juive, mais c'était en 1946 —, celui-ci a pris la responsabilité de dire à ses lecteurs qu'il y avait une question juive. Ces mots relèvent du vocabulaire antisémite. Leur emploi est malsain et inquiétant.»

Au lieu de rappeler à ce lecteur vigilant mais expéditif qu'il existe peut-être plus d'«une» question juive, mais au moins deux ou trois, Le Monde lui accorde aussitôt le point: Alain Frachon, directeur de la rédaction, reconnaît que «la remarque est pertinente. Ce titre, ajoute-t-il, traduit un peu de légèreté là où il eût fallu être particulièrement attentif».

Nous n'avons rien à vendre, mais depuis dix bonnes années au moins, la question nous habite au point d'avoir consacré ici un dossier détaillé sur Godard et la question juive. Loin de nous en tenir à des rumeurs ou à une petite phrase supposée assassine, nous avons réuni une quinzaine de textes in extenso du cinéaste, donné à lire des articles contradictoires de Gérard Wajcman et de Jacques Mandelbaum, pour rédiger nous-même un essai d'une vingtaine de pages Filmer après Auschwitz, où nous incitons à un peu d'attention et d'intelligence du problème: Godard et la question juive. L'usage de ces trois mots aura donc suffi pour nous balayer parmi les antisémites. Et dire que, selon la légende et au beau temps des espérances, Voltaire (autre antisémite?) avait tout de même besoin de six lignes de quelqu'un pour qu'il se charge de le faire pendre.

PS 1. Jean-Luc Douin revient sur ces errements dans son dernier livre Jean-Luc Godard, Dictionnaire des passions, chez Stock. Il corrige l'essentiel de son erreur et cite la phrase originale de Jean-Luc Godard, d'une signification bien différente. Lire notre note du 2 décembre 2010.

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Gravure: Pierre-Charles Baquoy (1759-1829): Voltaire à son bureau, une plume à la main, vers 1795.