Charles Kurzman: Lire Weber à Téhéran. — Un suspect inattendu a été montré du doigt à l'occasion du récent procès-spectacle des dissidents iraniens: Max Weber, dont les idées sur l'autorité rationnelle (1) ont été accusées de fomenter une "révolution de velours" contre la République Islamique: «Les théories des sciences humaines contiennent des armes idéologiques qui peuvent se transformer en stratégies et tactiques s'unissant contre l'idéologie officielle du pays» a expliqué Saeed Hajjarian [site en anglais] stratège de premier plan dans le mouvement réformiste iranien, dans ses aveux forcés.
Politologue de formation, Hajjarian a "admis" que la notion wéberienne de "gouvernement patrimonial" ne pouvait s'appliquer à l'Iran. La théorie, a déclaré Hajjarian, n'est pertinente que dans les pays où «les peuples sont traités en sujets et privés de tous droits de citoyenneté [ce qui est] complètement incompatible et sans aucun rapport avec la situation actuelle en Iran».
Cette dénonciation de Weber extorquée à Hajjarian sous la contrainte (2) est ridicule, mais non étonnante. Depuis les élections présidentielles controversées du 12 juin, la ligne dure du gouvernement de Téhéran a lancé une vaste campagne contre les chercheurs en sciences humaines. Cette répression n'est cependant pas totalement nouvelle. Au cours de la dernière décennie, il n'y a eu d'année sans qu'un ou deux spécialistes éminents en ces domaines n'aient été arrêtés sous inculpation de complot contre l'État. Généralement détenus plusieurs mois, ces savants étaient relâchés après avoir enregistré des confessions sur vidéo. Mais cette année, après la surprenante popularité de la campagne présidentielle menée par Mir Hussein Moussavi, et les manifestations de masse contre les résultats officiels, leur nombre s'est accru dans les prisons iraniennes. Une douzaine au moins de sociologues, de politologues, d'économistes ont été poursuivis, et les noms de beaucoup d'autres ont été cités devant les tribunaux comme conspirateurs à condamner.
L'hostilité du régime à l'encontre des savants en sciences sociales remonte aux origines de la République Islamique. Peu après son arrivée au pouvoir, le gouvernement révolutionnaire iranien a fermé les universités et purgé la faculté des éléments jugés insuffisamment islamiques. «Nos étudiants sont "Westoxicated"», avait mis en garde en 1980 feu l'imam Ruhollah Khomeiny. Trop de professeurs avaient été victimes de «lavages de cerveaux» par leurs étudiants «au service de l'Occident», avait-il allégué. Un comité culturel révolutionnaire avait été formé pour élaborer un programme islamisé, qu'on tenta de mettre en place quand les universités furent réouvertes, quatre ans plus tard.
Mais les universités iraniennes continuèrent d'enseigner des matières occidentales et la part des traductions d'ouvrages venus de l'Ouest fut bientôt plus importante qu'avant la Révolution. À la fin des années 80, un nombre significatif d'enseignants formés en Occident rentrèrent en Iran. Ils furent considérés avec suspicion par les autorités, qui leur interdirent toute activité politique déclarée, mais qui leur permirent généralement de poursuivre leurs cursus. Dans le même temps, les inscriptions dans les universités iraniennes montèrent en flèche, passant de 5 % de la tranche d'âge concernée avant la révolution à 10% en 1990. Ils sont à présent de plus de 30%, avec une croissance particulièrement forte dans les sciences sociales. En 1976, ils étaient 27 00 étudiants dans ces disciplines; ils sont aujourd'hui plus d'un demi-million.
«Aujourd'hui, dans chaque ville», dit Hajjarian dans son témoignage forcé, «les universités d'État, les universités libres, l'enseignement à distance et les universités privées sont impliquées à un niveau supérieur dans la formation d'étudiants en ces domaines, sans se soucier d'incorrection dans les contenus». Dans un discours aux dirigeants d'universités, en août dernier, l'ayatollah Ali Khamenei, dirigeant de la République islamique, a qualifié la popularité des sciences sociales de poussée "inquiétante". «Beaucoup de sciences humaines sont fondées sur des philosophies du matérialisme et sur la défiance à l'égard des enseignements divins islamiques», a déclaré Khamenei. (En Iran le terme "sciences humaines" désigne à la fois les humanités et les sciences sociales.) «L'enseignement de ces sciences de l'homme dans les universités engendrera des réserves et des doutes sur les principes religieuses et les croyances.»
Khamenei considère les professeurs comme des «commandants» sur le front de la «guerre molle», — terme que les tenants de la ligne dure en Iran utilisent pour désigner les efforts de l'Ouest pour dévoyer et réorganiser la jeunesse iranienne. Les professeurs, a-il suggéré, ont cette responsabilité d'apprendre à leurs étudiants à éviter les influences occidentales, et de limiter leurs «discussions spécialisées» dans les sciences sociales à des «personnes qualifiées dans des environnements sûrs». Faute de quoi, dit Khamenei, ils risquent de "nuire à l'environnement social".
Une telle rhétorique a alimenté les appels à des purges dans les universités, avec un contrôle particulier dans les sciences sociales. «Les sciences humaines ne devraient pas être enseignées de façon occidentale dans nos universités», a déclaré en septembre, l'ayatollah Mohammad Emam Kashani, vétéran de l'iranienne Assemblée des experts, dans un débat national diffusé à la télévision.
Max Weber n'est pas le seul à être accusé d'être à l'origine de troubles en Iran. D'autres théoriciens sociaux, comme Jürgen Habemas, John Keane, Talcott Parsons, Richard Rorty, et des féministes ou post-structuralistes non désignés nommément, ont été accusés de «menacer la sécurité nationale et d'ébranler les piliers du développement économique».
Ce qui lie ce groupe de savants, à ce qu'il semble, est leur conviction qu'une société civile indépendante, sous la conduite de l'État, est nécessaire pour le développement de la démocratie et des droits de l'homme. Cette conception est particulièrement présente chez Habermas, dans son concept de sphère publique: des espaces libres à l'échange des idées entre institutions autonomes et entre individus indépendants. Là où la sphère publique est faible, la société est exposée à la domination de l'État, — une inquiétude que Habermas a empruntée à Weber.
En 2002, Habermas se rendit à Téhéran à l'invitation de quelques admirateurs appartenant aux courants de réforme. (Dans son réquisitoire, le procureur du procès-spectacle a de fait présenté cette brève visite comme la preuve d'un complot visant à laïciser l'Iran). Tout en approuvant de façon générale les idées de Habermas, beaucoup de chercheurs iraniens ont critiqué ce fait qu'il fondait le développement de la sphère publique sur la seule expérience historique occidentale. Habermas a bénéficié d'une écoute attentive durant ses voyages de la part des jeunes intellectuels iraniens qui ont présenté une interprétation islamique de la notion de sphère publique. Une société doit-elle se débarrasser de la "religiosité", comme le suggère Habermas, pour pouvoir développer un discours public "rationnel"? Les notions de tolérance religieuse spécifiques au christianisme sont-elles occidentales? Les institutions islamiques traditionnelles, comme les cercles d'études ou les fondations charitables, peuvent-elles contribuer à l'édification d'une sphère publique forte?
Malgré ces désaccords, les théories de Habermas sont très répandues chez les Iraniens instruits, qui sont beaucoup à s'insurger contre l'intrusion de l'État dans leurs vies privées. Les conférences de Habermas ont drainé des publics débordants — sans doute les plus importantes audiences qu'il ait rencontrées — et ses idées sont au cœur du débat politique iranien. L'ancien Président Mahammad Khatami et ses alliés ont promu la société civile comme l'une des pièces maîtresses du mouvement de réforme. Son administration, arrivée au pouvoir en 1997, a accordé le droit de publication à tout éditeur désireux de fonder un journal, dans l'espoir de créer une presse libre — stratégie qui a fonctionné jusqu'à ce que le pouvoir judiciaire animé par les durs parvienne à l'arrêter, par l'arrestation, l'expulsion ou l'exil de la plupart des éditeurs nationaux indépendants et des journalistes. L'administration Khatami a permis la prolifération des cyber-cafés et l'accès privé à l'internet; aujourd'hui les Iraniens sont parmi les bloggers les plus productifs du monde.
Depuis la fin du second mandat de Khatami en 2005, le gouvernement iranien a tenté de revenir sur ses réformes. Mais il n'y a pas complètement réussi. Une enquête de 2007 montre que 43 % des personnes interrogées étaient actives dans au moins une organisation civile, une proportion beaucoup plus élevée que dans les autres pays de la région. Au-delà des organisations officielles, des groupes informels animent toutes sortes d'activités, y compris des pèlerinages sur les lieux saints en Irak. Ces expressions privées de religiosité ont commencé à remplacer les événements officiels comme les prières du vendredi organisées par l'État, dont la fréquentation a diminué d'un tiers depuis la révolution de 1979.
L'expansion de la vie citoyenne donne des frissons au gouvernement iranien, et, après les élections, le déferlement de la protestation a accru encore son angoisse. Les autorités ont édifié une paranoïaque théorie du complot qui lie les chercheurs iraniens en sciences sociales à une internationale d'activistes civils, accusés de vouloir fomenter une "révolution de velours" en Iran, analogue aux mouvement de masses récents en Ukraine, en Géorgie, au Liban, et ailleurs. Dans ses journaux et sur le Web, la ligne dure liste tous les contacts, connus ou imaginaires entre savants iraniens et leurs collèges américains ou européens, si anodins soient-ils, que ce soient les bourses de recherches ou les visites entre collègues dans les universités et les fondations privées occidentales. Les actes d'accusation dans les procès-spectacles, et les déclarations extorquées sous la contrainte des accusés, apportent chaque jour leur lot de tels infantilismes. Des collègues en Iran me disent s'attendre cette année à une légère hausse des demandes pour la poursuite d'études supérieures en Occident, devant la montée des menaces pensant sur les chercheurs.
Les savants iraniens en sciences sociales sont actuellement harcelés et emprisonnés à la fois pour leur participation à la sphère publique et pour les études qu'ils mènent sur elle. Le but du gouvernement iranien semble être, non seulement de saper les institutions, mais l'idée même de société civile. — Charles Kurzman : Reading Weber in Tehran. Traduction: Maurice Darmon.
1. La "domination rationnelle" repose «sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu'ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domination légale)».
Sur le "gouvernement "patrimonial": «Là où des fonctionnaires non libres (esclaves, ministériaux) exercent leurs fonctions dans une structure hiérarchisée avec des compétences objectives, c'est-à-dire dans une sorte de bureaucratie formelle, nous parlerons de "bureaucratie patrimoniale"». Cf. ces développements dans une édition électronique d'un texte de Max Weber (1921), “La domination légale à direction administrative bureaucratique” (NdT).
2. Parler de contrainte est ici un euphémisme:
Le 16 juin 2009, quatre jours après les élections, Saeed Hajjarian a été arrêté. On l'a dit mort le 7 juillet à la prison d'Evin après avoir été torturé. Puis on sut le 8 qu'il était dans un état critique à l'hôpital militaire de Téhéran. Plus récemment, il serait de nouveau détenu à la prison d'Evin, dans un état de "détérioration sévère". Le 25 août 2009, il a été accusé de liens avec l'Intelligence Service de Grande-Bretagne. Rappelons enfin que, en mars 2000, Hajjarian fut victime d'une tentative d'assassinat où il reçut une balle dans le cou, qui le laissa longtemps dans le coma. Il a aujourd'hui de graves difficultés d'élocution et demeure définitivement paralysé. Ses agresseurs, arrêtés et condamnés à quinze ans de prison, ont été très vite remis en liberté (NdT).
© Cet article a été publié le 1er novembre 2009 dans The Chronicle of Higher Education. Il a été ici traduit en français et annoté par nos soins. Charles Kurzman est professeur de sociologie à l'université de Chapel Hill, Caroline du Nord, et l'auteur, entre autres ouvrages et essais, de The Unthinkable Revolution in Iran, Harvard University Press, 2004.
© Photogramme: Samira Makhmalbaf, Le Tableau noir, 1999. Tous droits réservés.
Politologue de formation, Hajjarian a "admis" que la notion wéberienne de "gouvernement patrimonial" ne pouvait s'appliquer à l'Iran. La théorie, a déclaré Hajjarian, n'est pertinente que dans les pays où «les peuples sont traités en sujets et privés de tous droits de citoyenneté [ce qui est] complètement incompatible et sans aucun rapport avec la situation actuelle en Iran».
Cette dénonciation de Weber extorquée à Hajjarian sous la contrainte (2) est ridicule, mais non étonnante. Depuis les élections présidentielles controversées du 12 juin, la ligne dure du gouvernement de Téhéran a lancé une vaste campagne contre les chercheurs en sciences humaines. Cette répression n'est cependant pas totalement nouvelle. Au cours de la dernière décennie, il n'y a eu d'année sans qu'un ou deux spécialistes éminents en ces domaines n'aient été arrêtés sous inculpation de complot contre l'État. Généralement détenus plusieurs mois, ces savants étaient relâchés après avoir enregistré des confessions sur vidéo. Mais cette année, après la surprenante popularité de la campagne présidentielle menée par Mir Hussein Moussavi, et les manifestations de masse contre les résultats officiels, leur nombre s'est accru dans les prisons iraniennes. Une douzaine au moins de sociologues, de politologues, d'économistes ont été poursuivis, et les noms de beaucoup d'autres ont été cités devant les tribunaux comme conspirateurs à condamner.
L'hostilité du régime à l'encontre des savants en sciences sociales remonte aux origines de la République Islamique. Peu après son arrivée au pouvoir, le gouvernement révolutionnaire iranien a fermé les universités et purgé la faculté des éléments jugés insuffisamment islamiques. «Nos étudiants sont "Westoxicated"», avait mis en garde en 1980 feu l'imam Ruhollah Khomeiny. Trop de professeurs avaient été victimes de «lavages de cerveaux» par leurs étudiants «au service de l'Occident», avait-il allégué. Un comité culturel révolutionnaire avait été formé pour élaborer un programme islamisé, qu'on tenta de mettre en place quand les universités furent réouvertes, quatre ans plus tard.
Mais les universités iraniennes continuèrent d'enseigner des matières occidentales et la part des traductions d'ouvrages venus de l'Ouest fut bientôt plus importante qu'avant la Révolution. À la fin des années 80, un nombre significatif d'enseignants formés en Occident rentrèrent en Iran. Ils furent considérés avec suspicion par les autorités, qui leur interdirent toute activité politique déclarée, mais qui leur permirent généralement de poursuivre leurs cursus. Dans le même temps, les inscriptions dans les universités iraniennes montèrent en flèche, passant de 5 % de la tranche d'âge concernée avant la révolution à 10% en 1990. Ils sont à présent de plus de 30%, avec une croissance particulièrement forte dans les sciences sociales. En 1976, ils étaient 27 00 étudiants dans ces disciplines; ils sont aujourd'hui plus d'un demi-million.
«Aujourd'hui, dans chaque ville», dit Hajjarian dans son témoignage forcé, «les universités d'État, les universités libres, l'enseignement à distance et les universités privées sont impliquées à un niveau supérieur dans la formation d'étudiants en ces domaines, sans se soucier d'incorrection dans les contenus». Dans un discours aux dirigeants d'universités, en août dernier, l'ayatollah Ali Khamenei, dirigeant de la République islamique, a qualifié la popularité des sciences sociales de poussée "inquiétante". «Beaucoup de sciences humaines sont fondées sur des philosophies du matérialisme et sur la défiance à l'égard des enseignements divins islamiques», a déclaré Khamenei. (En Iran le terme "sciences humaines" désigne à la fois les humanités et les sciences sociales.) «L'enseignement de ces sciences de l'homme dans les universités engendrera des réserves et des doutes sur les principes religieuses et les croyances.»
Khamenei considère les professeurs comme des «commandants» sur le front de la «guerre molle», — terme que les tenants de la ligne dure en Iran utilisent pour désigner les efforts de l'Ouest pour dévoyer et réorganiser la jeunesse iranienne. Les professeurs, a-il suggéré, ont cette responsabilité d'apprendre à leurs étudiants à éviter les influences occidentales, et de limiter leurs «discussions spécialisées» dans les sciences sociales à des «personnes qualifiées dans des environnements sûrs». Faute de quoi, dit Khamenei, ils risquent de "nuire à l'environnement social".
Une telle rhétorique a alimenté les appels à des purges dans les universités, avec un contrôle particulier dans les sciences sociales. «Les sciences humaines ne devraient pas être enseignées de façon occidentale dans nos universités», a déclaré en septembre, l'ayatollah Mohammad Emam Kashani, vétéran de l'iranienne Assemblée des experts, dans un débat national diffusé à la télévision.
Max Weber n'est pas le seul à être accusé d'être à l'origine de troubles en Iran. D'autres théoriciens sociaux, comme Jürgen Habemas, John Keane, Talcott Parsons, Richard Rorty, et des féministes ou post-structuralistes non désignés nommément, ont été accusés de «menacer la sécurité nationale et d'ébranler les piliers du développement économique».
Ce qui lie ce groupe de savants, à ce qu'il semble, est leur conviction qu'une société civile indépendante, sous la conduite de l'État, est nécessaire pour le développement de la démocratie et des droits de l'homme. Cette conception est particulièrement présente chez Habermas, dans son concept de sphère publique: des espaces libres à l'échange des idées entre institutions autonomes et entre individus indépendants. Là où la sphère publique est faible, la société est exposée à la domination de l'État, — une inquiétude que Habermas a empruntée à Weber.
En 2002, Habermas se rendit à Téhéran à l'invitation de quelques admirateurs appartenant aux courants de réforme. (Dans son réquisitoire, le procureur du procès-spectacle a de fait présenté cette brève visite comme la preuve d'un complot visant à laïciser l'Iran). Tout en approuvant de façon générale les idées de Habermas, beaucoup de chercheurs iraniens ont critiqué ce fait qu'il fondait le développement de la sphère publique sur la seule expérience historique occidentale. Habermas a bénéficié d'une écoute attentive durant ses voyages de la part des jeunes intellectuels iraniens qui ont présenté une interprétation islamique de la notion de sphère publique. Une société doit-elle se débarrasser de la "religiosité", comme le suggère Habermas, pour pouvoir développer un discours public "rationnel"? Les notions de tolérance religieuse spécifiques au christianisme sont-elles occidentales? Les institutions islamiques traditionnelles, comme les cercles d'études ou les fondations charitables, peuvent-elles contribuer à l'édification d'une sphère publique forte?
Malgré ces désaccords, les théories de Habermas sont très répandues chez les Iraniens instruits, qui sont beaucoup à s'insurger contre l'intrusion de l'État dans leurs vies privées. Les conférences de Habermas ont drainé des publics débordants — sans doute les plus importantes audiences qu'il ait rencontrées — et ses idées sont au cœur du débat politique iranien. L'ancien Président Mahammad Khatami et ses alliés ont promu la société civile comme l'une des pièces maîtresses du mouvement de réforme. Son administration, arrivée au pouvoir en 1997, a accordé le droit de publication à tout éditeur désireux de fonder un journal, dans l'espoir de créer une presse libre — stratégie qui a fonctionné jusqu'à ce que le pouvoir judiciaire animé par les durs parvienne à l'arrêter, par l'arrestation, l'expulsion ou l'exil de la plupart des éditeurs nationaux indépendants et des journalistes. L'administration Khatami a permis la prolifération des cyber-cafés et l'accès privé à l'internet; aujourd'hui les Iraniens sont parmi les bloggers les plus productifs du monde.
Depuis la fin du second mandat de Khatami en 2005, le gouvernement iranien a tenté de revenir sur ses réformes. Mais il n'y a pas complètement réussi. Une enquête de 2007 montre que 43 % des personnes interrogées étaient actives dans au moins une organisation civile, une proportion beaucoup plus élevée que dans les autres pays de la région. Au-delà des organisations officielles, des groupes informels animent toutes sortes d'activités, y compris des pèlerinages sur les lieux saints en Irak. Ces expressions privées de religiosité ont commencé à remplacer les événements officiels comme les prières du vendredi organisées par l'État, dont la fréquentation a diminué d'un tiers depuis la révolution de 1979.
L'expansion de la vie citoyenne donne des frissons au gouvernement iranien, et, après les élections, le déferlement de la protestation a accru encore son angoisse. Les autorités ont édifié une paranoïaque théorie du complot qui lie les chercheurs iraniens en sciences sociales à une internationale d'activistes civils, accusés de vouloir fomenter une "révolution de velours" en Iran, analogue aux mouvement de masses récents en Ukraine, en Géorgie, au Liban, et ailleurs. Dans ses journaux et sur le Web, la ligne dure liste tous les contacts, connus ou imaginaires entre savants iraniens et leurs collèges américains ou européens, si anodins soient-ils, que ce soient les bourses de recherches ou les visites entre collègues dans les universités et les fondations privées occidentales. Les actes d'accusation dans les procès-spectacles, et les déclarations extorquées sous la contrainte des accusés, apportent chaque jour leur lot de tels infantilismes. Des collègues en Iran me disent s'attendre cette année à une légère hausse des demandes pour la poursuite d'études supérieures en Occident, devant la montée des menaces pensant sur les chercheurs.
Les savants iraniens en sciences sociales sont actuellement harcelés et emprisonnés à la fois pour leur participation à la sphère publique et pour les études qu'ils mènent sur elle. Le but du gouvernement iranien semble être, non seulement de saper les institutions, mais l'idée même de société civile. — Charles Kurzman : Reading Weber in Tehran. Traduction: Maurice Darmon.
1. La "domination rationnelle" repose «sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu'ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domination légale)».
Sur le "gouvernement "patrimonial": «Là où des fonctionnaires non libres (esclaves, ministériaux) exercent leurs fonctions dans une structure hiérarchisée avec des compétences objectives, c'est-à-dire dans une sorte de bureaucratie formelle, nous parlerons de "bureaucratie patrimoniale"». Cf. ces développements dans une édition électronique d'un texte de Max Weber (1921), “La domination légale à direction administrative bureaucratique” (NdT).
2. Parler de contrainte est ici un euphémisme:
Le 16 juin 2009, quatre jours après les élections, Saeed Hajjarian a été arrêté. On l'a dit mort le 7 juillet à la prison d'Evin après avoir été torturé. Puis on sut le 8 qu'il était dans un état critique à l'hôpital militaire de Téhéran. Plus récemment, il serait de nouveau détenu à la prison d'Evin, dans un état de "détérioration sévère". Le 25 août 2009, il a été accusé de liens avec l'Intelligence Service de Grande-Bretagne. Rappelons enfin que, en mars 2000, Hajjarian fut victime d'une tentative d'assassinat où il reçut une balle dans le cou, qui le laissa longtemps dans le coma. Il a aujourd'hui de graves difficultés d'élocution et demeure définitivement paralysé. Ses agresseurs, arrêtés et condamnés à quinze ans de prison, ont été très vite remis en liberté (NdT).
© Cet article a été publié le 1er novembre 2009 dans The Chronicle of Higher Education. Il a été ici traduit en français et annoté par nos soins. Charles Kurzman est professeur de sociologie à l'université de Chapel Hill, Caroline du Nord, et l'auteur, entre autres ouvrages et essais, de The Unthinkable Revolution in Iran, Harvard University Press, 2004.
© Photogramme: Samira Makhmalbaf, Le Tableau noir, 1999. Tous droits réservés.