Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 14 décembre 2009

Penser par images: Ferdinando Scianna




On ne présente pas Ferdinando Scianna, le grand photographe italien, né à Bagheria, près de Palerme, ami de Leonardo Sciascia qu'il a si bien su photographier, et de Henri Cartier-Bresson, qui fut manifestement son maître. Il suffit d'une petite recherche pour jouir de nombre encore de ses images. Qu'on ne compte pas trop sur lui pour de grands discours post-barthiens sur la chambre noire et ses clartés. Il est de ceux qui savent que parler avant l'image la réduit à une pure fonction idéologique et illustrative, et qu'en parler après met en évidence son vide intrinsèque. Devant elles, demeure cet immense plaisir du bavardage: à quoi elles nous font penser, quels mots elles appellent en nous, quelles rêveries: Scianna le fait fort bien, qui parle toujours d'autre chose, fort agréablement d'ailleurs.

Il semble avoir de qui tenir. Son père lui offrit son premier appareil photographique et s'en repentit toute sa vie, dès qu'il s'aperçut que son fils voulut vraiment devenir photographe. Il eut même cette phrase que de grands théoriciens de la photographie lui envient sûrement, s'ils la connaissent: «Mais qu'est-ce que c'est que ce métier qui tue les vivants et qui ressuscite les morts?»

Ferdinando Scianna relativise la portée théorique de la déclaration paternelle en expliquant que, à cette époque, personne n'aimait voir venir l'unique photographe du village, dont la principale activité était la confection des photographies tombales sur porcelaine. Il s'était donc fait une spécialité de photographier les morts et de retoucher les images ensuite, en y dessinant des yeux ouverts. Du coup, les vivants qu'il photographiait avaient toujours l'air de cadavres.

Une situation concrète est donc, comme souvent, à l'origine d'une formulation théorique, dont l'infinie justesse donnera toujours écho à nos images et à celles qui nous sont données à voir: qui pourra jamais oublier, par exemple, les terribles photographies de Richard Drew, saisissant les vivants dans leur chute lors des attentats du 11 septembre 2001 au World Trade Center?

© Maurice Darmon, Abercrombie & Fitch, 5th avenue. Manhattania: Images, juin 2009. Voir aussi nos Images.