Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


dimanche 28 février 2010

Caroline Fourest: L'imam sacrifié




Afin de mieux comprendre le texte ci-dessous de Caroline Fourest, paru dans Le Monde du 27 février dernier, il convient de présenter l'imam de la mosquée de Drancy. Le Tunisien Hassen Chalgoumi a trente-six ans. Depuis qu'il s'est déclaré favorable à une loi contre le voile intégral, le 22 janvier dernier, il est l'objet de nombreuses et fort sérieuses intimidations. Une bonne partie de sa communauté s'oppose à lui. Ses déclarations en 2006 au camp de Drancy sur l'extermination comme «une injustice sans égale», et ses nombreux et significatifs rapprochements avec la communauté juive de la ville, lui ont valu couramment parmi les siens l'appellation «imam des juifs». Arrivé en France en 1996, après une formation en Syrie et au Pakistan dans le courant tabligh, fondamentaliste et apolitique, il a d'abord exercé dans un foyer de Bobigny. En 2008, le maire UMP de Drancy, Jean-Luc Lagarde, le choisit pour gérer la nouvelle mosquée dont la municipalité est propriétaire. En juin 2009, il tente de lancer la Conférence des imams de France sans grand succès, ni du côté des institutions musulmanes ni de celui du clergé catholique.

Drancy est situé en Seine Saint-Denis, où, avec plus de cent lieux de culte les plus divers (dépendant de la Mosquée de Paris maison-mère des mosquées françaises, de fédérations marocaines, de salafistes radicaux, de tablighi apolitiques), la présence musulmane — asiatique, africaine, maghrébine et turque — est très importante et la plus ancienne en France, du fait de l'implantation des foyers de travailleurs immigrés dans les années Soixante. L'UOIF a son siège et sa mosquée à La Courneuve et son centre de formation à Saint-Denis. C'est dire que l'inscription de l'imam Chalgoumi s'y heurte à des rivalités politiques et religieuses variées.

L'imam sacrifié. — S'il existe une victime directe du débat empoisonné sur l'islam lors de ces régionales, c'est bien lui: l'imam Hassen Chalghoumi. Entre deux polémiques sur les minarets et le Quick halal, son cas embarrasse autant les politiques que les rédactions. Par peur d'être taxés de "sensationnalisme anti-islam", des journalistes ont écrit des papiers sinueux, laissant presque entendre que l'imam aurait fabulé pour se faire de la publicité. La version de ses agresseurs.

En réalité, celui que les intégristes appellent l'«imam des juifs» est harcelé depuis des mois. Il a reçu des menaces sur son portable, sa maison a été saccagée, des bidons d'huile ont été renversés sur sa voiture. L'intimidation n'a fait que monter d'un cran, le 25 janvier. L'essentiel n'est pas contesté. Un groupe de radicaux a bel et bien fait irruption dans sa mosquée pour s'emparer du micro, diriger la prière et le désigner à ses fidèles comme un «ennemi de l'islam». Ce n'est pas rien quand on sait la sanction prévue par le Coran... Les agresseurs, eux, ne voient rien de violent dans ces paroles. Un simple bulletin météo. Ils ont porté plainte pour «dénonciation calomnieuse» et crient à la «manipulation». Ce qui est toujours du meilleur effet.

La polémique, dérisoire, vient d'un malentendu. Certains journalistes ont cru comprendre que l'imam était présent lors de cette prise de parole, alors qu'il était en déplacement. Mais l'imam n'a pas menti. Il est bien victime d'une opération de déstabilisation.

Les putschistes, salafistes et Frères musulmans ont répondu à l'appel SMS d'un groupuscule radical: le Collectif du cheikh Yassine (en hommage au chef religieux du Hamas et à sa branche armée). Son leader, Abdelhakim Sefrioui, est un fidèle du congrès de l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), où il a convié Dieudonné et Alain Soral lors des élections européennes, en 2009.

Son petit groupe n'en est pas à sa première opération. Il a déjà essayé d'intimider Dalil Boubakeur, le recteur de la Mosquée de Paris, pour les mêmes raisons, en avril 2009. La Mosquée dut fermer ses portes pour se protéger de l'arrivée d'une trentaine de très jeunes radicaux portant keffieh. Sefrioui dirigea la prière des fidèles, restés dehors, avant de prêcher contre le recteur. C'est dire si la déstabilisation de Chalghoumi n'est pas un incident isolé, mais un test pour l'islam de France.

L'attitude du Conseil Français du culte Musulman (CFCM), de plus en plus influencé par l'UOIF, n'est pas rassurante. Loin de soutenir l'imam de Drancy, le Conseil exige une commission d'enquête. Plusieurs imams, proches des positions de Chalghoumi, se sentent sur des sièges éjectables. Pendant ce temps, l'intimidation continue, presque chaque jour, devant la mosquée de Drancy. À coups de haut-parleurs.

Le député-maire de Drancy, Jean-Christophe Lagarde, soutient Chalghoumi, mais se garde d'intervenir et voudrait bien voir la polémique s'éteindre. Ce fiasco ressemble à son échec. C'est lui qui est allé chercher cet imam piétiste, formé par le Tabligh, pour l'installer dans une mosquée construite sur un bail emphytéotique, entretenue grâce aux agents de la mairie. Le tout au mépris de la loi de 1905. Depuis des années, il expérimente ce que Nicolas Sarkozy préconise au niveau national: subventionner le culte musulman pour mieux le façonner. Une recommandation du rapport Machelon, reprise par le rapport Gérin sur le voile intégral.

Depuis bien longtemps, des laïques et des observateurs mettent en garde: toucher à ce pilier de la loi de 1905 ne permettra pas de calmer la fièvre intégriste. Au contraire. Les imams mis en place seront accusés de servir le pouvoir, avant d'être éjectés au profit d'intégristes, qui jouiront d'une mosquée supplémentaire grâce à l'argent des contribuables. Cette prophétie, hélas, est en passe de se réaliser.

Ce n'est pas une raison pour abandonner l'imam Chalghoumi, qui a pris son autonomie et croit en un "islam républicain". S'il perd courage, plus aucun imam de France n'aura cette audace. — Caroline Fourest, Le Monde du samedi 27 février 2010.

© Photographie: Maurice Darmon: Nos images.

jeudi 25 février 2010

Le verrouillage du Conseil Constitutionnel




Trois personnalités rejoindront le Conseil Constitutionnel le 12 mars prochain: l'ancien ministre démocrate-chrétien Jacques Barrot, le sénateur UMP Hubert Haenel, l'ex-socialiste et sénateur Michel Charasse. Trois hommes: ainsi, parmi les neuf Sages (onze avec les deux anciens présidents de la République membres de droit et à vie), il ne reste aujourd'hui qu'une femme, la diplomate Jacqueline de Guillenchmidt, après la fin en 2007 du mandat de madame Simone Weil et de celui, en 2010, de la sociologue et universitaire Dominique Schnapper. Mais ces trois hommes sont également tous issus du personnel purement politique, alors qu'avec le départ en 2007 de Jean-Claude Colliard et celui, en 2010, d'Olivier Duteillhet de Lamothe s'en sont allés les deux derniers universitaires et professeurs de droit.

Outre nos deux présidents, la diplomate déjà citée, et les trois hommes politiques nouvellement nommés, les cinq autres Sages sont: les politiques Pierre Steinmetz et Jean-Louis Debré, les hauts fonctionnaires Renaud Denoix de Saint Marc et Jean-Louis Pezant, le magistrat Guy Canivet.

Que sont les grands professeurs de droit devenus, certainement parmi les plus avisés pour siéger sur les questions dont est saisi ce Conseil? Qui peut oublier le rôle déterminant joué par des hommes comme Maître Robert Badinter ou le Doyen Georges Vedel "refondateur du droit public", ainsi que l'ont qualifié ses pairs? Cette absence manifestement délibérée et préméditée fait de la France une exception absolue: un tiers des membres de la Supreme Court of the United States, la présidente du Tribunal Constitucional espagnol et plusieurs de ses membres, la moitié des membres de la Corte Costituzionale italienne, la quasi-totalité (treize sur seize, dont son président) au BverfG (1) de Karlsruhe sont des universitaires, et la plupart spécialistes de droit, constitutionnel évidemment.

En guise d'ouverture à la française, trou de souris où, entre autres, se jette avidement un tribun vulgaire et coléreux devenu Sage, s'instituant selon ses propres mots «gardien du temple mitterrandien» (2), il s'agit en fait d'une confiscation pure et simple de cette instance par les hommes politiques, appartenant quasiment tous à la majorité présidentielle.

Plus d'un tour dans cette mise en sac de nos libertés publiques et civiles:
la jubilation des nouveaux arrivants dans ce petit cercle soumis désormais sans retenue aux intérêts politiques immédiats plutôt qu'à une attention sage aux principes constitutionnels, éclate dans cette déclaration de Jacques Barrot, parlant explicitement en son nom et en celui de ses deux collègues, rapportée dans Le Monde de ce même 25 février: «Ce sont des politiques qui entrent dans un Conseil qui comptait, au fil des nominations, surtout des juristes. Nous sommes trois législateurs qui connaissons la musique du Parlement. Le Conseil doit protéger les droits fondamentaux mais aussi réguler la vie politique. Les juristes considèrent un peu que le droit est une fin en soi, tandis que les législateurs sont mieux à même de le ramener à sa dimension de moyen». Moyen pour quelles fins, au juste?


1. Abréviation conventionnelle de Bundesverfassungsgericht, tribunal constitutionnel fédéral allemand.
2. Vice-président de l'Institut François-Mitterrand, Michel Charasse a publié sur l'ancien président une hagiographie, laïque évidemment: Pensées, répliques et anecdotes de François Mitterrand (Le Cherche-Midi, 1997, réédition toujours aussi idolâtre, bien qu'augmentée en décembre 2005 pour le dixième anniversaire de sa mort). «Je pense très souvent à lui, je rêve qu'il me parle».

Photographie © Lot: Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, d'Alfred de Musset, dans une mise en scène d'Isabelle Andréani, avec Isabelle Andréani et Xavier Lemaire, à l'Essaïon Théâtre en 2009.

lundi 22 février 2010

One way?




L'heure du choix. — En 1938, on pouvait considérer M. Hitler comme un homme respectable. En 1960, on pouvait juger que l'Union soviétique gagnerait la guerre froide. En 2010, on peut analyser le changement climatique comme une invention de scientifiques malhonnêtes.

L'histoire est faite de choix. Comment organiser son action en fonction d'une information imparfaite? Des générations se sont divisées, des hommes se sont trompés, d'autres ont choisi juste. Ceux qui font les bons paris dessinent l'avenir. Il fallait choisir: Munich ou Londres; l'URSS ou le monde libre. Il faut choisir: les climato-sceptiques ou la communauté des climatologues.

La comparaison est-elle exagérée? Non. La crise écologique — dont le changement climatique n'est qu'un volet — pose à cette génération un défi d'une ampleur historique. En reconnaître l'ampleur permet d'imaginer comment l'enrayer. Du choix que nous ferons dépendra l'équilibre des sociétés humaines de ce siècle. Soit l'on considère le changement climatique comme un défi majeur appelant une mutation profonde de nos sociétés, soit l'on en nie la réalité, et l'on tente de conserver l'ordre établi.

La connaissance du fonctionnement du climat terrestre est-elle parfaite? Non. Les informations dont nous disposons sont-elles suffisantes pour décider? Oui. Toutes les questions ne sont pas résolues, tous les débats ne sont pas clos, toutes les recherches ne sont pas achevées. Mais le tableau général prédisant le changement est bien posé et solidement structuré.

Parmi les climato-sceptiques (en France, MM. Allègre, Courtillot, Galam, Gérondeau, Rittaud, etc.), aucun n'a produit un argument suffisamment fort pour passer avec succès le test des procédures de validation scientifique. En revanche, pas une question légitime n'a été mise de côté par les climatologues. Et pour celles qui restent sans réponse, l'investigation continue. Ce que la science nous explique n'est pas un dogme. Mais compte tenu de l'importance de ce qui se joue, les citoyens ont suffisamment d'éléments en main pour déterminer qui décrit le mieux l'état de la biosphère.

Pourquoi le climato-scepticisme, malgré la faiblesse de son argumentation, trouve-t-il un terrain si favorable à sa prolifération? Parmi moult explications, une paraît décisive. Dès que l'on prend conscience de la gravité du problème écologique, une conclusion finit par s'imposer: pour empêcher le désastre, il faut drastiquement transformer un système qui repose sur une croissance continue de la production matérielle. Changer d'habitudes. Bousculer, aussi, nombre de situations acquises.

Refuser d'admettre ce qu'annoncent les climatologues permet de croire que rien ne changera, que rien ne sera bousculé. C'est pourquoi derrière le climato-scepticisme se décrypte à livre ouvert l'idéologie la plus platement réactionnaire. — Hervé Kempf, L'heure du choix, Le Monde, 21 février 2010.

© Photographie: Maurice Darmon, Times Square. Manhattania: Images, juin 2009.
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mardi 16 février 2010

Abbas Kiarostami: Shirin (2010)




Elle hantait Hadewijch de Bruno Dumont et voilà qu'elle nous visite tous à nouveau, la Nana de Vivre sa vie. En 1962, cinquante ans déjà, à mi-vie de l'histoire du cinéma, Jean-Luc Godard fondait (beaux imparfaits: fonder et fondre!) son regard sur ce pur désespoir d'une femme du peuple, livrée toute entière à Falconetti / Jeanne de Dreyer. Ce plan où nous sommes entrés dans le cinéma pour ne plus en sortir, Shirin du cinéaste iranien Abbas Kiarostami ne fait que l'étendre à tout un film. Pas seulement les images: Jean-Luc Godard savait que ce regard devait soutenir, non seulement le plus beau des films, mais d'abord la plus connue, la plus belle de nos histoires d'amour, celle de Jeanne d'Arc. De même, après avoir pensé rejoindre la mémoire du monde avec Roméo et Juliette, Kiarostami opte pour les siens avec Shirin, la plus populaire des épopées iraniennes, écrite au XIIe siècle par le poète Nizami, Nezami Ganjevi. Mais plus d'images: ni Falconetti, ni Antonin Artaud dans leurs muettes pantomimes: le son seul au contraire (au contraire?), seule une narratrice (et ici d'impurs sous-titres) pour réciter la belle et triste amour. Des images et des sons, des images ou des sons, la mise en scène des spectateurs: l'essence du cinéma. «Un beau portrait qui n'était pas l'image de l'amour, mais l'amour lui-même».

Une minute s'est écoulée: nous savons déjà que nous n'avons plus rien à attendre. Ces visages de femmes suspendus vont nous sidérer tous ensemble durant une heure et trente-quatre minutes. L'argument est mince? À la surface de tous ces yeux qui se ressemblent, grands yeux noirs, verts par exception, sourcils soigneusement épilés et nettement dessinés, aucun regard ne tremble de même. Alors que ces yeux nous ouvrent et nous déploient l'infini de leurs paysages, comment des plumitifs aux cœurs désertés et aux yeux brûlés ont-ils pu, dans leurs bien-pensants magazines, nous brandir leur ennui et nous menacer de monotonies, au point d'assassiner mort-né ce film avant même qu'il puisse engager la bataille des salles? Tous ces nantis, ces blasés qui, s'ils avaient vraiment vu ce film, auraient pu entrevoir qu'au cinéma, l'argent ne fait pas tout? «Quel est ce visage qui vous ravit le cœur et la raison?»


À travers elles, foudroyés et chanceux dans nos fauteuils, nous vivons tout ce qu'elles connaissent de l'amour et de la mort: si les ivresses et les orgies masculines les envahissent un instant, elles savent qu'au milieu des cris et des rires, elles doivent s'inquiéter bien vite de leurs suites guerrières: «Shirin est au jardin, elle attend seule et triste.» Forcément, les voilà bientôt terrifiées au point de détourner leurs yeux, les cacher dans leurs mains: mais pas plus qu'elles, nous ne pourrons boucher nos oreilles aux fracas, aux hurlements et aux râles des combats. C'est que ces femmes qui pleurent devant l'insupportable concert sont souvent mères, veuves ou filles de soldats morts il y a vingt ans dans la guerre de huit ans au million de morts, que prolongent aujourd'hui les sanglantes répressions, les pendaisons et les tortures d'une dictature: «N'est-ce pas mon visage qui te regarde, tel un reflet dans un miroir? Shirin ne parle-t-elle pas à la Shirin qui est en chacune de vous?»

Bien sûr, en Iran aujourd'hui, «l'Iran, cette dame de cinq mille ans», le temps d'une pause dans une salle noire, des Iraniennes — et des Iraniens, chacun leur rang —, vont au cinéma et, «Adieu, atours et toilettes», leurs cheveux se lâchent et leurs foulards glissent sur leurs nuques. Mais ces femmes et ces hommes-là, devant ce film-là, riant et pleurant de leurs vies réelles, ce simple spectacle qu'ici, en France, gérants de salles et petits joueurs boudent, rechignent et font taire, est un impossible événement: aucun film d'Abbas Kiarostami, ni Shirin ni les autres, n'est visible en Iran depuis plus de douze ans. «Je suis lasse, mes sœurs, si lasse, de la fatigue de toutes ces années.»

En librairie


La question juive de Jean-Luc Godard
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© Photogrammes: Jean-Luc Godard: Anna Karina dans Vivre sa vie (1962). — Abbas Kiarostami: une spectatrice parmi 108, dans Shirin (2010). Toutes les citations viennent de ce film.

vendredi 12 février 2010

Chine et Iran vs USA: prendre date



Sans doute surestimons-nous le battement d'ailes du papillon du Massachusetts? Toujours est-il que, après une année aux nombreux aspects positifs face au pire des héritages, le président Obama en difficulté domestique depuis cette élection partielle du 19 janvier 2010 s'efforce aujourd'hui de donner une certaine allure à sa politique étrangère, susceptible sans doute — c'est même une vertu assez générale de ce type de recours — de rassembler davantage son opinion intérieure (1). Mais c'est qu'il est grand temps pour lui de s'engager dans la bataille pour le renouvellement de la Chambre des Représentants en novembre prochain.

Ainsi crée-t-il une sorte de surprise ce 1er février en annonçant qu'il n'assistera pas au sommet de Madrid entre l'Union européenne et les États-Unis, sur quoi le président de la Commission José Manuel Barroso a feint de commettre un contresens: selon lui, le président Obama «a besoin d'alléger son programme de voyages à l'étranger». Comme si l'absence du chef de l'exécutif américain n'était pas une présence plus lourde encore, histoire de dire — avec bien des raisons d'ailleurs, mais c'est une autre histoire: "Votre Europe ne tient pas vraiment la route, vous n'êtes bons qu'à organiser de somptueux déjeuners, des cérémonies à l'usage de vos propres mémoires, alors que personne, même pas vous, ne sait qui, entre présidents stables et tournants, est le capitaine à bord". Il est vrai, pour mieux comprendre le président Barroso, que les propos de Barack Obama s'adressent autant aux Européens qu'à ses propres concitoyens, et d'abord à ceux qui lui sont hostiles, sans prise de risque excessive vis-à-vis de ceux qui le soutiennent.

Ainsi semble-t-il également raidir ses positions vis-à-vis de la Chine: sur fond permanent de valeur d'échange du yuan, où créancier et débiteur sont dans une parfaite dialectique du maître et de l'esclave, les gestes significatifs se multiplient: ce 30 janvier, décision de vendre à nouveau des armes à Taïwan, mais cette fois aussitôt suivie d'une protestation de la Chine qui se sent plus forte que naguère sur ce sujet; la tournure de plus en plus politique donnée aux difficultés qu'y rencontre Google avec, ce 10 février, les premières déclarations publiques de Sergey Brin, son cofondateur; l'annonce réitérée de rencontrer le Dalaï-lama le 18 février prochain à la Maison Blanche, point sur lequel il avait cédé à la Chine en octobre dernier; le tout assorti ce 9 février d'un changement de ton américain assez net sur le dossier nucléaire iranien soulignant le rôle positif à ses yeux de la Russie et son inquiétude de l'attitude chinoise, pour le moins compréhensive.

Le président Obama n'a pourtant plus un mot sur le mouvement populaire en cours en Iran: on espère simplement que, au nom du supposé réalisme politique, terme par lequel les dirigeants désignent leurs aveugles expédients ou leurs lâches soulagements, la fatale erreur ne sera pas commise de troquer ce mouvement — qui continuera forcément à se développer mais autrement — contre un modus vivendi d'ensemble entre toutes les politiques étrangères. Celle des États-Unis, celle de l'Europe, celle de la Chine et de la Russie et celle, évidemment, du pouvoir iranien.

Car, faute de résoudre sa situation intérieure par d'autres moyens que les nouvelles et subites pendaisons publiques du 28 janvier 2010 et les constants matraquages, menaces et tortures systématiques, le dictateur iranien, fort de cette circonstance ouverte par l'affaiblissement de fait du président Obama mal fardé d'énergie rhétorique, annonce ce 8 février qu'il a ordonné les opérations d'enrichissement, alors que le 2 février encore il se déclarait prêt à envoyer son uranium à l'étranger. Le 11 février dernier enfin, le dictateur iranien s'adresse en ces termes aux foules solidement encadrées:

«Je veux annoncer d’une voix forte que le premier lot de combustible à 20% a été produit et fourni aux scientifiques. Nous avons désormais la capacité d’enrichir de l’uranium à plus de 20%, et même à plus de 80%, mais nous ne l’enrichissons pas [à ce niveau] parce que nous n’en avons pas besoin.»

Words, words, words. Mais, outre que les mots sont le lieu et le sens même de toute politique, il faut toujours prendre au pied de la lettre ceux des dictateurs.

1. Afin de mesurer exactement l'ampleur de l'enjeu, lisons ces quelques lignes du célèbre éditorialiste Tom Friedman, dans le New York Times du 29 septembre 2009:
I want to add my voice because the parallels to Israel then and America today turn my stomach: I have no problem with any of the substantive criticism of President Obama from the right or left. But something very dangerous is happening. Criticism from the far right has begun tipping over into delegitimation and creating the same kind of climate here that existed in Israel on the eve of the Rabin assassination.
«Je veux faire entendre ma voix, parce que les parallèles entre Israël d'alors et l'Amérique d'aujourd'hui me retournent l'estomac: je n'ai rien contre le fait de critiquer sur le fond le président Obama, que cela vienne de droite ou de gauche. Mais quelque chose de très dangereux est en train de se mettre en place. L'extrême-droite commence à instruire aujourd'hui un procès contre sa légitimité, et crée le même genre de climat que celui qui existait en Israël à la veille de l'assassinat de Rabin».

© Photographie: Anne-Marie Melendez: Ballet Austin, Frank Shott, Hamlet II, 2, 2009.

jeudi 11 février 2010

Pour Robert Redeker, suite




11 février 2010. — Soyons rassurés, Robert Redeker est toujours vivant: nous avons pu l'entendre le 30 janvier 2010 s'entretenir avec Jean-Baptiste Urbain sur France-Info. On trouvera l'accès sonore à cet entretien sur le site de la chaîne, à cette adresse: Jean-Baptiste Urbain avec Célyne Bayt-Darcourt.

Dès la publication de son article sur
Le Figaro du 19 septembre 2006: Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre?, voilà donc plus de trois ans que nous tentons de garder ici aussi présent le fil d'une affaire à méditer à bien des égards. Nous renvoyons à notre dernière note du 11 mai 2009 ci-dessous, et plus généralement à l'ensemble que nous avions réuni en dossier dès septembre 2006.

Au-delà de ces 4' 12" dont le mérite est surtout de continuer à nous donner à entendre un instant une voix lasse mais toujours vibrante, nous voudrions vous renvoyer à son texte: Réfugié politique dans mon propre pays, à télécharger depuis son site, ainsi que d'autres textes et témoignages de divers auteurs, sur l'affaire. Mais le site de Robert Redeker est riche de mille trésors et sujets sur la philosophie, sur le sport et sur l'actualité politique entre autres, qu'on ne se lasse pas de découvrir. Sans compter les textes des gens qu'il aime nous donner à lire.



11 mai 2009. —
Bien sûr, le nom nous fait encore un petit quelque chose, il reste dans un coin de nos mémoires mais, dans la réalité, qui sait exactement comment il va?

Tout d'abord, le mieux est de faire quelques révisions, en allant feuilleter notre florilège médiatique d'alors, recueilli entre le 28 septembre et le 3 octobre 2006, temps de «l'affaire». Après la publication de son article, reproduit en tête de notre florilège: Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre? sur
Le Figaro du 19 septembre 2006, nous vîmes alors de quels complémentaires émois furent conjointement capables le Ministre de l'Éducation nationale d'alors, le MRAP, la LDH, les journalistes du Monde et de L'Humanité, le maire PCF et le proviseur de Saint-Orens-de-Gameville (Haute-Garonne). Seul Soheib Bencheick (nommons l'homme qui parla en son propre nom) ex-mufti de Marseille, aujourd'hui remisé par la communauté dans son placard phonique du Conseil Français du Culte musulman, sauva l'honneur de la démocratie en France et de la République laïque. Dans Il faut tenter de vivre (Seuil, 2007) Robert Redeker fait le récit de ses heures sombres.

Et aujourd'hui? Dans son nouveau site, qui s'appelle toujours Traversées philosophiques, Robert Redeker nous en donne. Ou du moins, il nous laisse le soin de les recueillir, au fil des articles qui y sont réunis. Aujourd'hui, affecté au CNRS, il n'enseigne plus. Ses enfants ont été scolarisés ailleurs sous des noms d'emprunt; il a déménagé dans une maison que nul ne connaît et va chercher son courrier à quarante kilomètres dans une boîte postale anonyme; il porte à la ceinture une balise reliée à la police et se déplace sous escorte, ou voyage sous haute sécurité.

Quand il s'est agi d'enterrer son père, il a fallu que — "comme un bandit" dit-il — son nom, Redeker, ne paraisse nulle part. Prévenu par un ami commun, le maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc (autre homme autre nom) a pu au moins envoyer une gerbe.

Toujours sur son site, on peut l'écouter parler durant une vingtaine de minutes [
apparemment devenu indisponible, 11 février 2010] de son livre Dépression et philosophie (Pleins feux, 2007), et retrouver un ensemble d'articles, en particulier sur ses lectures, sur le sport, à propos de quoi il a fait récemment paraître Le sport est-il inhumain? (Panama, 2008), sur la philosophie, sur notre monde et ses politiques, sur l'extermination.

En étrange pays dans mon pays lui-même.




17 juin 2008. — Robert Redeker vient de restructurer son site Traversées philosophiques. Quand l'affaire éclata, en septembre-octobre 2006, notre site Ralentir Travaux n'existait pas. Mais à sa création en mars 2007, j'y ai reproduit quelques textes précédents, dans Liber@ Te en particulier. Parmi eux, j'avais collationné un petit florilège médiatique sur l'affaire Redeker, qui n'a rien perdu de son actualité. D'autant que les nouvelles de sa situation sont rares, sauf que sa vie professionnelle et privée en ont été anéanties. Une recherche sur le Net donne beaucoup moins de résultats sur sa situation actuelle que sur des sites où la haine le dispute à l'insulte. Nous pouvons au moins lire le philosophe, proscrit en sa terre même, dans ses textes, conférences, comptes rendus, articles, essais, extraits de livres. Et apparemment même lui écrire. Et pour nous amuser un peu, cliquons, pour l'agrandir, sur cette tête de Voltaire (dont, non sans quelque naïveté, nous invoquons mythiquement la mémoire en matière de liberté d'expression) par Salvador Dali, et y voir aussi autre chose!

© Salvador Dali: Marché aux esclaves avec disparition d'un buste de Voltaire (1940).

lundi 8 février 2010

Du côté des femmes



Nous recevons aujourd'hui cette petite note rédigée par deux professeurs de l'Université de Nice: Michel Le Bellac, avec qui nous fîmes en novembre dernier le voyage en Israël et Palestine et Jean-Marc Lévy-Leblond, auteur de nombreux ouvrages, directeur de la revue Alliage, et rencontré par les lecteurs de notre site le 7 février dernier (note 4) pour sa postface aux Leçons sur l'Enfer de Dante, deux conférences données par le jeune Galilée sur la géométrie de l'Enfer, publiées chez Fayard, traduites par Lucette Degryse, et superbement illustrées.

La burqa, cette prison de tissu où certains hommes essaient d'enfermer les femmes, agite depuis quelques semaines notre microcosme politique et médiatique hexagonal. Faut-il ou non légiférer sur ce sujet? La réponse à cette question est complexe et y répondre n'est pas l'objet de ce texte. Notre propos est autre: le problème de la burqa ne doit pas occulter d'autres violations du droit des femmes, certes moins spectaculaires mais tout aussi préoccupantes. Il n'est pas nécessaire d'aller les chercher dans le monde musulman, on les trouve au cœur même de nos sociétés occidentales judéo-chrétiennes. Sait-on par exemple que la réforme du système de santé américain (1) risque de buter en particulier sur la question de l'avortement? Qu'une femme puisse être remboursée d'une interruption de grossesse non souhaitée par une assurance publique — la fameuse public option —, quel scandale aux yeux des ultra-conservateurs catholiques ou évangélistes! Et si la réforme (dont le succès est à nouveau bien incertain) reste bien en deçà des espoirs de la gauche américaine, c'est en grande partie parce que la question de l'avortement a fourni un angle d'attaque aux conservateurs qui considèrent la libre disposition de leur corps par les femmes comme une abomination.

Quittons maintenant les USA pour le Proche-Orient. Libération, dans son numéro du 30 novembre 2009, détaillait la façon dont le Hamas impose la charia dans la bande de Gaza: baigneuses déguisées en fantômes sur les plages, contrôle du statut marital des couples, fillettes voilées dès l'école primaire... bref la négation de la liberté pour les femmes. Mais regardons aussi du côté de Jérusalem, où les ultra-orthodoxes juifs (les haredim) imposent la ségrégation des sexes dans les autobus, reléguant bien sûr les femmes à l'arrière. L’organisation Yerushalmim, qui rassemble des Israéliens laïcs et religieux, a organisé fin décembre une manifestation de protestation, mais que fait le gouvernement israélien? Toujours aussi tétanisé par la perspective d'affronter les ultra-religieux, il ferme les yeux sur ces pratiques pourtant illégales. Ce sont les "hommes en noir" qui font régner l'ordre quand un couple prétend occuper deux sièges situés côte à côte plutôt qu'aux deux extrémités du bus (2). Ne parlons pas des insultes («Nazies!») adressées aux femmes qui osent s’approcher du Mur des Lamentations ou des six mois de prison prévus pour une femme vêtue d'un talit ou portant une Torah.

Même en France, si l'on en juge par certaines déclarations, les conquêtes de ces cinquante dernières années ne sont pas acquises une fois pour toutes et peuvent à tout moment être remises en cause, insidieusement ou ouvertement. Il ne faut certes pas baisser la garde devant les dérives de l'islamisme radical, mais peut-être convient-il aussi de balayer de temps en temps devant notre porte. — Michel Le Bellac, Jean-Marc Lévy-Leblond, professeurs émérites de l’université de Nice-Sophia Antipolis, 24 janvier 2010.

1. Voir à ce propos notre note du 20 janvier 2010: Jours montueux pour le Président Obama.
2. Voir l'article (en anglais) de Ron Friedman dans le
Jerusalem Post du 2 février 2010: Transportation minister OKs ‘mehadrin’ buses.

© Photographie: Maurice Darmon, Haredim à Williamsburg, New York Brooklyn, Manhattania: Images, octobre 2009. Voir aussi nos Images.

samedi 6 février 2010

Lettre 12: hiver 2009-2010



Notre raison d'être ou Liber@ Te:
1. Nouvel an pour l'Iran, L'Iran bouge dans le bon sens. — 2. Gauche: glaner ou gagner? Régionales 2010. — 3. Écouter Copenhague. — 4. Au revoir, Seguin. (1943-2010). — 5. En route vers l'Expo? Régionales 2010, suite. — 6. Jan Karski 2010: le cœur du débat.

Notre delta fertile:

Italiana: 1. Penser par images: Ferdinando Scianna et son père.

Judaïca: 1. Lire Nietzsche avec Élisabeth Roudinesco. — 2. Pie XII vénérable? L'occasion d'une saine relecture: Les internés volontaires (1940-1945), notre note du 16 mars 2008. — 3. Laurence Sigal-Klagsbald et Paul Salmona: Les juifs en France, une présence oubliée, Le Monde des 17/18 janvier 2010. —
Manhattania/USA: 1. Aider le Président Obama, à propos de l'Iran et du conflit du Moyen-Orient. — 2. Jours montueux pour le Président Obama, le monde après une élection partielle dans le Massachusetts.
Pour Maximilien Vox.

Notre cinéma:

Pour Jean-Luc Godard: 1. Godard et la question juive (suite médiatique). —
Pour Frederick Wiseman: 1. The Store (1983). — 2. Titicut Follies (1867). — Deux nouveaux articles de nos invités:
Sarah Sékaly: Bienvenue au pays de Frederick Wiseman, 2001, et Sophie Bruneau: À propos de Frederick Wiseman. — 3. Model (1980).
Pour Bruno Dumont: Hadewijch (2009). —
Les trains de LumièrePour Paul Carpita Pour Raphaël Nadjari (dossier complet).

Nos recettes ou
Les Goûts réunis:
Toujours dans le genre cuisine-fiction, la pkaïla de Tunis.

Nos fictions, publiées ou non: Édits & Inédits, textes souvent assez longs qu'il convient d'imprimer selon les envies.

— Un site important: Philosophies.tv: des séminaires, des conférences, des entretiens et des débats en vidéo, qui se donnent le temps et les moyens de penser, des nouvelles de la philosophie. À suivre.

Rappel.
Images: 1. Éveline Lavenu renouvelle régulièrement ses albums de croquis, acryliques et gouaches.2. Les quatre épisodes de notre diaporama Manhattan, octobre 2009, suite aux autres albums dans Manhattania. — 3. Un diaporama collectif accompagne Israël/Palestine, l'entrée de l'hiver, la chronique d'un voyage complexe vers des gens de paix. —
— Et bientôt, un quinzième dossier: Penser par images.
© Éveline Lavenu, Vaches, acrylique sur toile.

vendredi 5 février 2010

Jan Karski 2010: le cœur du débat




Impossible de reprendre ici les tenants et les aboutissants du débat en cours entre Claude Lanzmann et Annette Wieviorka d'un côté, Yannick Haenel de l'autre, l'auteur de Jan Karski (Gallimard, 2009), du nom de l'homme, un soldat catholique et résistant polonais, introduit au risque de sa vie en 1942 par deux chefs résistants juifs dans le ghetto de Varsovie afin qu'il témoigne des réalités devant le reste du monde, en vue d'arrêter le massacre. Ce qu'il fit, fondamentalement mobilisé d'ailleurs par le sort de son pays, la Pologne, et non par le sort des juifs, dont le gouvernement américain était informé depuis l'été 1942 au moins, et le gouvernement anglais encore auparavant, mais qui, soucieux de protéger leurs capacités vitales à casser les codes secrets militaires des nazis, ne pouvaient alors rien entreprendre. Comment le fit-il? Comment fut-il reçu? Qui convainquit-il?


Nous possédons pour nous en faire une idée du témoignage que recueille Claude Lanzmann dans son inestimable film, Shoah (complété de ses souvenirs dans Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, 2009); du livre écrit par Jan Karski (1914-2000) lui-même et publié à New York en 1944, Story of a Secret State, traduit en français sous le titre: Mon témoignage devant le monde: Histoire d'un État secret (Self, 1948; réédition Point de Mire, 2004, épuisé, mais le livre devrait être bientôt réédité*), qui n'aborde ce sujet que dans deux chapitres: film et livre que transcrit, utilise ou résume Yannick Haenel dans son livre et qu'il prolonge, entre autres fictions avouées et revendiquées, d'un entretien que Jan Karski eut avec Roosevelt en juillet 1943 (1), où il campe un Président «bâillant, obsédé sexuel, faisant mine de s'intéresser pour mieux cacher une passivité décidée face au sort des Juifs» selon les mots d'Éric Loret dans Libération du 1er février 2010. Nous pouvons lire également l'article: Shoah que, à propos du film de Claude Lanzmann, Jan Karski écrivit en novembre 1985 dans la revue polonaise Kultura, traduit dans Esprit de février 1986. Nous en connaîtrons bientôt un autre, puisque Arte s'apprête à projeter en mars prochain un montage plus complet de cinquante-deux minutes par Claude Lanzmann: Le rapport Karski.

C'est en effet la question centrale de tout ce débat: en 1942 et jusqu'en 1944, que savaient exactement les Alliés? Évaluaient-ils à sa juste mesure l'ampleur de l'extermination en cours, décidée à Wannsee le 20 janvier 1942? Sur quelles bases pouvaient-ils asseoir leurs éventuelles certitudes? Dans son formidable livre Georges Boris. Trente ans d'influence. Blum, de Gaulle, Mendès France" (Le Monde des Livres, 28 janvier 2010), Jean-Louis Crémieux-Brilhac, lui-même secrétaire du Comité exécutif de Propagande à Londres en 1942, montre par exemple que, en 1944, la seule question d'importance pour la Résistance, y compris pour un «juif russe» (2), était l'insurrection nationale et non la question juive, selon l'expression consacrée qui aux âmes bien nées semble parfois poser problème (3).

Alors: lire dans ce même journal sous la plume du même Éric Loret, au nom du droit à la fiction: «La question fondamentale de cette polémique est donc moins de savoir si les alliés ont abandonné les Juifs à leur sort, comme l'écrit Karski, que de décider quelle histoire on veut»! Je ne sais qui est ce "On" pour ce journaliste, je ne sais ce que veut dire "vouloir une histoire". J'y mettrai d'abord un H majuscule, le contexte indiquant bien qu'il s'agit ici de l'Histoire, et non d'une narration romanesque. Puis, introduisant et supprimant d'autres majuscules, j'écrirai plutôt: «La question fondamentale de cette polémique est donc moins de décider quelle Histoire on veut, comme l'écrit Loret, que de savoir si les Alliés ont abandonné les juifs à leur sort». Et plus précisément d'abord: «si les Alliés savaient, ce qu'ils savaient, ce qu'ils étaient alors en capacité ou en situation de croire». Tout le reste en l'occurrence, romans, droit à la fiction (4), Prix "Interallié" ou "du roman Fnac", je m'en moque.

PS. Signalons la proche sortie en avril 2011 de notre essai "Filmer après Auschwitz / La question juive de Jean-Luc Godard", aux éditions Le Temps qu'il fait.

1. Dans son livre, Jan Karski rapporte cet entretien en une page un quart. Une ligne y est consacrée précisément au sort des juifs de Pologne. Tout le roman de Yannick Haenel est fondé sur une rêverie autour de ces quelques mots.
2. Ainsi le gouvernement de Vichy désignait-il Georges Boris. 3. On se reportera par exemple aux étranges et légères approbations d'Alain Frachon, directeur de rédaction du Monde, citées au bas de notre note sur La question Godard.
4. Au seuil même du roman de Yannick Haenel, un exergue: «Qui témoigne pour le témoin?» censé être tiré du poème Gloire de cendre, de Paul Celan. Le véritable dernier vers de ce poème est «Niemand / zeugt für den / Zeugen» = «Personne / ne témoigne pour le / témoin». La fiction prend ses aises.


* En effet, ce 3 mars 2010, ce livre vient d'être réédité: Mon témoignage devant le monde - Histoire d'un État clandestin, de Jan Karski, Robert Laffont.

© Photogramme: Jan Karski dans Shoah, film de Claude Lanzmann, 570' (1985).

lundi 1 février 2010

Deux articles pour Frederick Wiseman



Dans notre dossier Pour Frederick Wiseman, nous établissons deux liens vers le site Persée, pour deux textes parus en 2001, dans la revue Communications. Depuis notre dossier, vous pourrez aussi télécharger ces textes en format PDF pour votre usage privé. Notons aussi, dans le même numéro, un article d'ensemble sur le cinéma documentaire américain de Jean-Paul Colleyn: Petites remarques sur les moments documentaires d'un grand pays, pp. 233-243.

1. Sarah Sékaly: Bienvenue au pays de Frederick Wiseman. L'auteur part d'une analyse détaillée de Titicut Follies (1967) en mettant en évidence les rapports de ce film avec les conceptions interactionnistes du sociologue américain Erving Goffman. Puis elle suit l'évolution de la méthode du cinéaste, en lien avec les progrès techniques dans l'enregistrement de l'image et du son, en soulignant le rôle de Wiseman dans la prise de son: «le micro dirige le cadre». Elle reprend enfin les explications de Frederick Wiseman sur les rapports qu'il entretient entre tournage et montage.

Quant au fond du projet du cinéaste, Sarah Sékaly l'énonce ainsi: «il faut réapprendre la critique pour devenir un citoyen américain». Les films de Wiseman — l'auteur en détaille plusieurs — documentent les mises en conditions idéologiques et physiques des hommes et des femmes. Plusieurs dialogues enregistrés (Welfare, Public Housing) sont reproduits en bonne longueur.

«Édifié en plus de trente ans — conclut Sarah Sékaly — ce palais des glaces aux reflets infinis s'apparente aujourd'hui à un immense labyrinthe».

© Zipporah films. Frederick Wiseman, Hospital, 1969.



2. Sophie Bruneau: À propos de Frederick Wiseman.Sophie Bruneau commence par noter les rapports entre le cinéaste et les théories interactionnistes du sociologue américain Erving Goffman. Elle relate sa première rencontre avec l'auteur, elle développe son apprentissage du film documentaire auprès de son oeuvre, en particulier à propos de Par-devant Notaire (1999), réalisé dans le Cantal avec Marc-Antoine Roudil, et de Arbres (2002), alors en préparation.

Cet article est le texte d'un entretien retranscrit par Sarah Sékaly. Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil sont aussi les auteurs du film: Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés (2006). On lira un autre entretien avec Sophie Bruneau sur le site Film de Culte.

© Photogramme: Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, Arbres (2002).
© Les deux textes ont été publiés dans la revue Communications, 2001, LXXI, 1, pp. 201 - 232.

Il est par ailleurs très simple de voir la plupart des films de Frederick Wiseman en France. La Bibliothèque Publique d'information du centre Pompidou possède une bonne collection, ainsi que la plupart des grandes médiathèques de France.